61/ Un grand destin

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— Pas seule ?

— Que faites-vous de Lord Carver-Hill ?

— Votre héritage ne fera pas de moi une lady de sang, madame. Je resterai à ses yeux et à ceux de tous, la dame de compagnie venue de la province qui ne mérite pas ce qu'elle a obtenu. Ils penseront que j'ai profité de vous. Carver-Hill comme les autres.

— Ne soyez pas sotte. Vous pensez sincèrement que cet homme-là n'en veut qu'à votre vertu ? Pensez-vous sincèrement qu'un homme quel qu'il soit, se donnerait autant de mal pour une femme dont il ne veut qu'un plaisir passager et fugace ? Allons ! Soyez franche avec vous-même, sinon avec moi ! Carver-Hil vous aime, même s'il n'a pas encore mis les mots sur ce qu'il vit, comme vous venez de le faire. Car c'est ça qui motivait votre départ. Nous le savons toutes les deux ! Et votre nouveau statut fera de vous une femme accessible à son statut social sans qu'il ne craigne que la « honte » ne nuise à sa famille. Quant aux autres, ils ne pourront pas s'opposer à la décision d'une souveraine. J'ai fait approuver mes projets par la reine elle-même qui n'accepte pas non plus que mon titre et mon domaine disparaisse.

Jane ne répond rien. Elle s'est relevée et fixe d'un regard absent les plantes majestueuses qui se déploient autour d'elle. Le jardin d'hiver de lady Stratton est l'un des plus beaux de Londres. La vaste verrière qui l'abrite nécessite le travail de plusieurs jardiniers sous les ordres de M. Martins le mari de l'intendante de la maison. Jane se demande où ils se trouvent en ce moment. Sans doute quelque part entre les immenses parterres et pots à écouter ce qui se joue ici. Seront-ils heureux d'entendre ce que Lady Stratton a décidé sans en parler à personne ? Jane s'entend bien avec tous les domestiques du domaine. Mais qu'en sera-t-il si elle change de statut ? Sera-t-elle à même de s'en faire respecter ? Sera-t-elle à même d'affronter le monde comme le lui a dit Eugénia ? Elle l'ignore. Elle a peur de ne pas être à la hauteur des espérances de sa lady. Concernant Carver-Hill, elle sait qu'il a une forte attirance pour elle. Mais quant à savoir si c'est bien de l'amour ?

Lady Stratton vient de rendre son avenir encore plus confus si c'était possible en y ajoutant un combat long et difficile qu'elle n'est même pas sûre de gagner. Mais d'un autre côté, elle a envie de relever ce défi. Lady Stratton a raison de penser qu'avec son audace et sa fortune, elle pourra aider d'autres femmes...

— Vous ne dites plus rien ?

— C'est qu'il y a tant de choses à penser.

— Et bien pensez à voix haute, ma chère !

Jane sourit et se tourne vers Lady Stratton.

— Comment allons-nous faire ?

— Vous acceptez ! Vous acceptez ! s'écrie Eugénia avec élan en tapant dans ses mains comme une petite fille devant le plus beau des cadeaux

— Avais-je le choix ?

— Pas vraiment. Disons que si vous n'aviez pas accepté, vous seriez devenue mon héritière à ma mort. Ce qui aurait compliqué les choses, et vous aurait mise dans une situation désavantageuse. Alors que là !

— La situation va être tout aussi désastreuse !

— Pas le moins du monde ! Je vais vous présenter comme ma fille adoptive. Vous serez introduite comme mon héritière avant ma mort. Personne ne pourra contester ma décision et vous accuser d'avoir profité de moi.

— Vous êtes bien optimiste.

— Je pourrais aussi dire que vous êtes ma vraie fille que j'ai eu de manière illicite il y a longtemps... avec un amant... Oh ! Ce serait fantastique ! Comme je serai choquante !

— Et moi, je deviendrais la demi-tante de Lord Carver-Hill !

— Mais je ne dirai pas que vous êtes la fille d'Arthur !

— Oui, mais vous ne donnerez pas le nom d'un amant pour ne pas le compromettre et les Carver-Hill croiront que je suis la fille d'Arthur !

— Pas faux. Tant pis pour le scandale, alors. Vous serez ma fille adoptive. Votre mère pourrait avoir été une amie à moi ? Qu'en dites- vous. C'est beaucoup plus sobre, et cela fait de moi une bonne âme... j'aurais préféré être une aventurière pour mes derniers instants.

— Vous êtes incorrigible, madame. Je crois que votre amitié avec ma mère est peu crédible également. Mais c'est mieux que rien, je suppose.

Lady Stratton s'est levée pour prendre les mains de Jane. Elle lui offre un sourire radieux qui la rajeunit de vingt ans. Jane la trouve splendide et n'arrive pas à croire qu'elle va mourir. Des larmes lui viennent aux yeux.

— Ma Jane, dit Lady Stratton en la prenant dans ses bras. Si j'avais eu un enfant, j'aurais sincèrement aimé que ce soit vous. Mais Dieu m'a puni il y a longtemps en m'enlevant ce que ma chair avait fait grandir dans le déshonneur. Vous êtes ma revanche. Soyez ma revanche.

— Eugénia... Ce sera un honneur d'être votre fille adoptive.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant