12/ Survivre à sa condition

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Le Comte de Farmor a menti.

Dans l'urgence, il n'a pas vu d'autres solutions. Il a menti à sa sœur. Mais, il ne pouvait pas lui dire la vérité. Ça aurait été une catastrophe ! Et puis qu'aurait-il dit ? Qu'il venait de tomber amoureux d'une femme du peuple, alors qu'il lui avait parlé une seconde, que les mots échangés n'avaient pas été des plus cordiaux et qu'il l'avait embrassée contre sa volonté avant qu'elle ne le gifle et s'enfuit. Voilà qui aurait fait un magnifique récit digne d'un fou. Non. Il ne peut pas dire la vérité. À personne.

Parce que tout est déjà trop confus en lui et que rien de ce que pourrait dire ses amis ou sa sœur ne saurait éclaircir cette confusion. Lui-même n'explique pas cet élan qui l'a poussé à embrasser la jeune femme. L'envie et le désir de la goûter avait été plus fort que la raison.

Il ne peut que s'en remettre au destin pour défricher le chemin de l'avenir, car lui se sent soudain affreusement démuni.

— Il était trop tard, dit alors Camilla en entrant dans la bibliothèque, les joues rougies d'avoir couru.

Parce qu'elle a couru depuis le fiacre jusqu'ici. Elle a compris que cette histoire d'objet perdu par la blanchisseuse est un mensonge, mais elle ne comprend pas encore ce qui peut lier la jeune femme à son frère. Elle le sait extrêmement raisonnable. Surtout avec les femmes. Toujours prévenant et attentionné, mais suffisamment distant pour ne laisser aucun malentendu s'installer.

Depuis que leur père est mort, leur mère cherche à marier son aîné. Discrètement, car il lui a fait comprendre rapidement qu'il se passerait de ses services pour ce genre d'affaire. Et depuis trois ans, aucune jeune femme entrevue « par hasard » ou volontairement n'a eu droit à plus d'un rendez-vous. Camilla ne sait pas ce que cherche Marcus, mais il semble difficile à contenter.

Alors cette histoire avec cette blanchisseuse l'intrigue. Elle n'a jamais vu son frère traiter une femme ainsi, même parmi les domestiques. Était-elle le messager funeste d'une maîtresse ? Marcus a-t-il involontairement passé ses nerfs sur le messager ? Mais alors pourquoi la rechercher elle et pas plutôt l'expéditrice du message ? Ou alors il s'agissait de dettes de jeu ? Ou pire, de chantage ? L'esprit de Camillla tourne à plein régime pour tenter de comprendre.

— Comment ça trop tard ?

— Figure-toi qu'elle n'est plus employée de la blanchisserie. Elle a été renvoyée selon la patronne. Mais je soupçonne autre chose, car vois-tu, cette matrone du nom de Mme Oliver, a paru très suspicieuse quand je lui ai posée des questions. Comme si je n'étais pas la première à venir...

Marcus s'effondre sur le fauteuil.

— J'ai son prénom cependant. C'est bien tout ce que j'ai pu récolter. Et encore de manière inopinée, car cette Mme Oliver a immédiatement semblé regretter de l'avoir laissé échapper. La fille s'appelle Jane.

— Jane, dit Marcus en se relevant pour se poster devant les fenêtres, les mains derrière le dos, poings serrés.

— Oui... Vas-tu me dire de quoi il retourne réellement, mon frère ? Et ne me sert pas ton premier mensonge...

— Non, Camilla.

— Je t'ai aidé ! Tu pourrais me faire confiance !

— Je te fais confiance, ma sœur. Tu remarqueras que je n'ai même pas envisagé de demander à nos sœurs. Mais ton rôle s'arrête là. Je ne peux pas t'impliquer plus. Je suis désolé.

Il a dit cela sans la regarder, d'une voix lasse. Il ne cherche pas la discussion. Il a besoin de calme. Cette Jane tant désirée, est perdue. Il ne la reverra probablement jamais. Il doit tenter de recoller son cœur brisé en mille morceaux. D'oublier son regard argent magnifique, son odeur qu'il aurait aimé emprisonner dans un mouchoir pour l'avoir toujours à portée, et la douceur de ses lèvres... le baiser. Il aurait aimé s'excuser, même s'il ne regrette pas son geste.

Il ne doit plus y penser.

Camilla sort de la bibliothèque très ennuyée. Elle n'a pas insisté. C'est inutile, elle le sait. Marcus peut être très têtu quand il le veut. Il a toujours été ainsi. Seul mâle parmi une tripotée de femelles hystériques et bavardes, il avait appris à se protéger et à s'affirmer très tôt. Son père n'ayant jamais été très présent, il avait bien souvent été le seul homme de la maison. Elle comprend son sérieux. Mais elle aurait souhaité l'aider, parce que le voir ainsi la rend triste.

Elle aimerait alléger le fardeau qui pèse sur ses épaules. Malheureusement, elle est née femme. Or, une femme ne devrait même pas songer pouvoir s'occuper d'autre chose que de son foyer présent ou futur. C'est là le lot des femmes en général. Pas seulement le sien.

Camilla voudrait tellement plus : des bateaux remplis d'or et joyaux de retour de contrées lointaines, des discussions sans fin avec des gens si cultivés qu'elle se sentirait sotte, de promenades le long des falaises par grand vent, de courses folles et de danses sans fin...

Seuls les livres et son piano peuvent l'emmener aussi loin. Le reste du temps, elle gît dans cette grande demeure comme un oiseau dont on aurait rogné les ailes. Elle envie son frère et sa liberté. Sauf aujourd'hui. Aujourd'hui, elle voit que son Marcus est prisonnier d'une toile dont on ne lui laissera pas tenter de comprendre l'origine.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant