44/ Vers l'amour

2.3K 247 5
                                    

— J'espère que le voyage ne va pas vous fatiguer.

— Mais je suis remise, Jane ! Je ne suis pas à l'article de la mort ! Cessez de me traiter comme une vieille femme sur le point de passer l'arme à gauche ! Que diable ! Vous devriez penser à vous. Depuis votre agression, vous n'avez cessé de boiter !

— C'est que c'est encore douloureux, mais ça va de mieux en mieux.

— Oui ! C'est ça ! Le médecin a quand même dit que le bleu allait du genou aux côtes ! Quelle idée vous avez eu ! Quelle idée ! Vous vous êtes prise pour un singe du zoo !

— Si je n'avais pas fait ça, nous ne serions pas en train de discuter en ce moment, dit Jane un peu sèchement.

Emmitouflées sous d'épaisses couvertures, les deux femmes sont assises côte à côte sur la banquette du fiacre. Jane porte l'ensemble de voyage que Lady Stratton a tenu à lui offrir avant de partir. Une belle étoffe à chevron aux couleurs de l'automne qui éclaire ses cheveux remontés en un simple chignons tressé. La jeune femme fixe la banquette vide face à elle. Elle semble contrariée.

Lady Stratton sait que Jane n'a pas eu le choix. Ce qu'elle a fait était risqué et aurait pu mal finir, mais elle n'a pas eu le choix. Eugénia n'ose imaginer ce qui se serait passé si la jeune femme n'avait pas tenté cette stupéfiante acrobatie ! Jane aurait disparu. À jamais. Lady Stratton en est convaincue et elle en frémit, parce que Jane est importante pour elle. De plus en plus importante... Et c'est justement la conscience de la proximité du danger qui la rend furieuse.

— Excusez-moi, Jane. Je sais que vous n'aviez pas le choix. Et je remercie le ciel et les deux hommes qui vous ont donné la force, le courage et l'habileté de vous défendre. Je ne serai jamais assez reconnaissante. D'ailleurs, j'espère pouvoir remercier M. Robertson de vive voix. Si vous aviez disparu...

Lady Stratton ne peut empêcher sa voix de trembler légèrement. Elle a eu réellement peur de perdre Jane Shaw. La jeune femme lui prend la main sans la regarder, les yeux toujours perdus dans le paysage qui défile à l'extérieur. Elle sait. Elle sait parce qu'elle aussi se rend compte du risque qu'elle a pris et du risque qu'elle a encouru. Elle ne l'a réellement réalisé qu'après, quand elle a été seule, et que la réalité lui est apparue avec toute la crudité qu'elle seule est capable d'infliger, dissipant les délices vécus avec Marcus. Dissipant tout.

— Je ne vous en veux pas, Lady Stratton. J'ai eu peur moi-aussi.

Ça n'arrivera plus. Ce « Pete l'arnaqueur » va bientôt vivre ses derniers instants. Lady Stratton a fait le nécessaire. Elle ne permettra pas qu'il pose de nouveau la main sur sa protégée. Quand elle pense aux marques que Jane cache sous ses vêtements, elle enrage d'être une vieille femme. Sinon elle aurait assisté à la curée qu'elle a organisée. Lord Carver-Hill ira, lui. Il prendra part à la chasse sans doute, car lui aussi était furieux quand il a su le fin mot de l'histoire.

Ce qui amène Lady Stratton à penser à ce qui s'est passé après l'agression. Jane ne lui a rien dit, en réalité, mais elle a des soupçons. Sachant ce qu'elle sait sur Carver-Hill, elle devine qu'il ne s'est pas contenté de sortir Jane des griffes des hommes de la rue et de la ramener. Il y a eu plus. Mais jusqu'où est-il allé ? Ça, elle l'ignore. Dans l'état où était Jane, il est possible qu'elle n'ait pas eu la force de lui résister. Pas après ce qu'elle venait de vivre. Lady Stratton est curieuse de savoir.

— Vous avez eu peur face à ce Pete... Mais pas après, dit malicieusement Eugénia en serrant les doigts de Jane gentiment.

Cette fois, la jeune femme se tourne vers elle et la regarde.

— Je me demandais quand vous vous décideriez à me poser des questions sur mon bref passage dans le fiacre de Carver-Hill ?

— Bref mais intense, à n'en pas douter.

— Et je me demande maintenant s'il est bien judicieux de vous en dire quoi que ce soit.

— Jane !

— Vous risquez d'en vouloir à Marcus. Or, je crains qu'il ne soit pas seul en faute.

— Marcus, hein ? Plus de Lord Carver-Hill ou de Comte de Farmor... Donc il s'est bien passé quelque chose... quelque chose de plus qu'un baiser... beaucoup plus ?

— Et bien, pas exactement ce que vous craigniez. Enfin ! Si vous le craigniez ? J'en viens à me demander parfois si vous ne souhaitez pas exactement le contraire de ce que vous m'enjoignez d'éviter.

Lady Stratton étouffe un petit rire avant de répondre le plus sérieusement du monde.

— Bien sûr que j'espère le contraire de ce que la raison dicte. J'espère beaucoup plus pour vous. J'espère du plaisir. Beaucoup. Souvent. Longtemps. J'espère que vous rougirez en voyant cet homme, non parce qu'il se contente de vous désirer, mais parce que vous penserez à tout ce qu'il vous a fait dans l'intimité. Oui, j'espère beaucoup pour vous.

Jane est stupéfaite de la franchise de cette femme qui n'est plus tout à fait sa maîtresse, et dont elle n'est plus vraiment la dame de compagnie. Elles sont amies. Non, mieux, Jane est sa protégée. Lady Stratton une sorte de mentor. Et cette étrange combinaison qui s'est faite naturellement en si peu de temps, convient à Jane qui admire secrètement cette femme libre et audacieuse.

Cependant, elle ne peut s'empêcher de songer qu'elle fait peut-être une erreur à s'attacher autant à la marquise, car, finalement, qu'est-elle pour elle ? Une distraction, tout au plus. Quand Lady Stratton se sera lassée d'elle, qu'arrivera-t-il ? Jane espère simplement que d'ici-là sa vie aura évolué dans le bon sens. Qu'elle aura trouvé comment aplanir tous les obstacles qui se dresse entre elle et son bonheur, quels qu'ils soient.

— J'espère tout ça également, dit-elle en souriant. La question de l'Amérique se pose donc de plus en plus, car je crains de ne pouvoir lui résister encore très longtemps. Il est très déterminé. Et doué...

Cette fois, Lady Stratton éclate de rire.

— Je n'en attendais pas moins de l'héritier d'Arthur Carver-Hill. Dieu qu'il était doué lui aussi !

— Madame ! s'exclame Jane, mais elle sourit bien trop pour que le ton réprobateur qu'elle a voulu prendre soit pris au sérieux.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant