6/ L'amie lointaine

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« Ma chère Emma,

Si tu voyais mes mains ! Tu pleurerais pour moi ! L'eau de lavage me les abîme sans que je ne puisse rien y faire. Les onguents que tu m'as fait parvenir atténuent à peine les blessures. Mais je ne perds pas espoir. Ma peau va s'y faire.

Et mes bras ! Je crois que je vais bientôt pouvoir battre M. Robertson au bras de fer grâce aux linges humides des cuves du lavoir ! Préviens-le ! Je vais lancer des paris !

Allez ! J'arrête de me plaindre, sinon tu vas me gronder. Et tu aurais raison. Je vais te donner des détails, puisque tu te plains dans ta dernière lettre que je n'ai encore rien dit de vraiment intéressant ! Pourtant, je t'ai raconté mon arrivée ! Cela méritait bien une lettre entière.

D'ailleurs, Joséphine, qui me rend visite régulièrement, te remercie pour le tablier. Elle le porte tout le temps. Elle est amusante, même si je sais qu'elle cache une grande tristesse en elle. Contrairement à ce que j'avais cru lors de notre première rencontre, elle ne fait pas partie d'une bande de petits voleurs des rues. Elle vit avec sa grand-mère dans un taudis, et survit de petits larcins sans gravité.

Depuis que je la connais, elle a arrêté. Je lui donne chaque semaine de quoi les nourrir toutes les deux. Et je lui ai arrangé sa robe pour qu'elle n'ait plus l'air d'une pauvresse. Je crois qu'elle aimerait bien travailler à la blanchisserie, mais Mme Oliver la pense trop jeune et surtout trop frêle pour être utile. Alors, quand j'ai un peu de temps, je lui apprends à broder, à coudre... peut-être que si elle s'améliore, elle pourra vendre ses services à une couturière ou à Mme Oliver pour les reprises.

Bien. Je n'ai toujours pas parlé de moi. Je me lance. Ici, le travail est dur, mais je m'en sors bien, je crois. Mme Oliver ne me crie presque pas dessus. Et c'est un exploit ! Je donne le meilleur de moi-même. Mais tu me connais ! Je ne sais pas faire autrement.

La blanchisserie est l'une des plus importantes de ce côté-ci de Londres. Nous travaillons pour de grandes familles. Nous sommes une quinzaine de femmes jeunes et moins jeunes à travailler jusque tard. Pour le moment, je m'occupe principalement du linge de maison. Les vêtements, notamment les plus luxueux et les fragiles, sont quant à eux, pris en charge par une petite équipe de cinq femmes dont l'expérience en la matière n'est plus à prouver.

Tout est si bien orchestré par Mme Oliver que j'en ai parfois le tournis. Rien n'est laissé au hasard. Jamais. Et tout est toujours livré en temps et en heure.

Les jumelles, dont je t'ai déjà parlé, Claudia et Marie, sont assignées au repassage. Comme elles logent comme moi à la pension de Mme Rose, nous nous voyons aussi le soir pour dîner. Elles sont arrivées de la campagne il y a deux ans. Du fait de leur beauté et de leur jeunesse, elles ont failli se retrouver dans un bordel ! Tu imagines ! Mais par le biais d'une connaissance, Mme Oliver les a sorties du mauvais pas où elles se trouvaient et les a formées. Les jumelles vouent depuis une reconnaissance éternelle à la blanchisseuse qui ne leur témoigne qu'une affection bourrue.

Mme Oliver n'est pas aimable. Jamais. Elle est efficace et ne tolère aucune histoire parmi son personnel. Elle surveille ses livreurs comme le lait sur le feu. Ça n'empêche pas certaines idylles. Claudia est amoureuse de Paulo, un gars sympa, mais que je pense peu sérieux. Il regarde un peu trop les autres filles, alors qu'il est, soi-disant, amoureux de « sa Claudia».

J'ai averti ma nouvelle amie, mais je crains qu'elle ne m'écoute pas beaucoup. Les jumelles sont très frivoles et assez superficielles. Elles ne rêvent que de jolies robes et de chapeaux assortis. Elles ne souhaitent que le mariage et de beaux bébés.

Peut-être devrais-je prendre exemple sur elle plutôt que d'essayer de les changer ? Après tout, la plupart des femmes autour de nous ne songent à rien d'autre qu'à leur famille. Je ne sais pas si ce sera assez pour moi. J'ai de sérieux doute, même si j'aimerais connaître ce que mes parents ont connus. Cet amour inconditionnel et confiant. Je suis sans doute trop exigeante. Tu as de la chance d'avoir pu trouver aussi facilement ton bonheur, Emma.

Parfois le matin, quand l'eau des cuves est glacée, je dois me faire violence pour me souvenir de mon désir d'aventure, et me retenir de ne pas faire les yeux doux au premier livreur venu.

Tu me manques. La campagne me manque. Nos promenades par les chemins me manquent. Parfois, le soir, je contemple la grande maison que je vois depuis ma petite fenêtre de chambre à la pension de Mme Rose. Le jardin plongé dans l'obscurité alors que le bâtiment s'illumine de mille feux parce qu'il y a une réception ou un bal. C'est si beau. Presque autant que nos étoiles. J'imagine la vie là-bas. Mais aussi leur tristesse une fois les lumières éteintes. Il ne serait pas juste que ces gens soient heureux tout le temps, n'est-ce pas ?

Bien à toi, ta Jane. »

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant