26/ La détermination d'une lady

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Le mariage de Charles Greenday et d'Anna Carver-Hill est l'évènement mondain de l'hiver. Même si certaines mauvaises langues se posent des questions sur la vraie raison d'une union aussi précipitée, rien ne peut venir entacher ce jour radieux et si bien orchestré.

Rien, sauf la mauvaise humeur de Jane Shaw peut-être.

— C'est une très mauvaise idée, dit Jane en réajustant une fois encore son décolleté qu'elle trouve trop plongeant.

Elle va attraper la mort à sortir dans cette tenue en plein hiver. Elle aurait préféré un modèle plus couvrant. Moins seyant. Elle n'est que dame de compagnie... Flûte !

— C'est une très bonne idée, au contraire. Vous n'allez pas rester enfermée toute votre vie, Jane. Il faut affronter cet homme. Vous le lui devez. Un mot ne suffit pas toujours. D'ailleurs, je suis très contrariée que vous ne m'ayez pas laissé le lire... et si nous commençons sur ce registre, je ne sais toujours pas ce qui s'est passé entre vous deux à l'origine. Comment un Lord en vient à aimer une blanchisseuse...

— Il faut bien que je conserve quelques secrets, madame. Sinon, je crains que vous ne vous lassiez de moi très rapidement.

— Ah ! Ah ! Ah ! Jane ! Vous savez bien qu'il nous reste un grand nombre de livres à lire dans ma bibliothèque, quelques ouvrages de broderie à achever et au moins deux ou trois conversations animées sur la politique de notre gouvernement. Sans compter le nombre infini de secrets qu'il me reste à vous dévoiler !

— C'est vrai... d'ailleurs, il faudrait commencer par cette entrevue avec la reine ! Quand je pense que vous ne m'avez rien dit ! Vous avez vu la reine et vous n'en avez rien dit !

— Passons un marché... mon entrevue avec notre bien aimée souveraine contre votre rencontre avec Carver-Hill. C'est plus qu'équitable !

— C'est injuste. Votre rencontre n'aura rien eu de.... choquant... dit Jane en souriant à demi.

— Comment ?! Jane ! Je dois savoir ! Aurait-il osé vous déshonorer ?!

Jane éclate de rire devant le visage stupéfait de Lady Stratton. Le fiacre avance au pas. Il suit les autres véhicules qui se dirigent vers le château où le mariage a lieu.

— Si un simple baiser volé peut déshonorer une femme, alors... l'Angleterre est perdue ! lance-t-elle en continuant de sourire.

Elle a confiance en Lady Stratton. Cela fait maintenant plus deux mois qu'elles se côtoient. Le poste de dame de compagnie n'était pas une entourloupe. Et elles s'entendent fort bien. Jane se sent à l'aise avec elle. Elle aime ses conversations et ses taquineries.

— Il vous a embrassé... Voilà qui est curieux, mais pas inattendu, vu ce que j'ai interrompu dans le parc il y a deux semaines. Pour autant, cela ne lui ressemble pas. Ce jeune homme est plutôt quelqu'un de raisonnable et austère. Sympathique aussi. En tout cas, c'est la réputation qu'il a.

— Raisonnable ? Sympathique ? Et bien, le peu que j'ai vu de lui la première fois n'avait rien de cela. Il était emporté, impétueux et arrogant. Et il m'a volé un baiser. En pleine rue ! Vraiment ! Inacceptable !

Lady Stratton ne répond rien. Elle regarde à l'extérieur pour dissimuler un sourire. Elle voit parfaitement les mécanismes de protection de Jane. Elle les comprend aussi. Même si son cœur lui enjoignait d'aimer à la folie, même si elle en avait mal à en pleurer la nuit, elle ne pourrait pas laisser libre cours à ses sentiments. Une jeune femme dans sa position ne peut se permettre toutes les libertés. C'est injuste. C'est ainsi.

— Vous connaissez mon grand secret, maintenant. Allez-vous me chasser ? demande Jane soudain inquiète du silence de la marquise.

Est-elle allée trop loin ? Elle n'a pas réfléchi à ce que sa franchise pourrait engendrer.

— Vous chasser ? Allons, soyons sérieuses ! Un baiser volé ! Ça n'est rien. Il y en aura d'autres, croyez-moi ! Il y en a sans doute eu d'autres avant ? Enfin, je l'espère pour vous !? Une aussi jolie jeune fille ne peut laisser indifférent les jeunes hommes qu'elle côtoie. Moi, ce que je veux savoir, c'est s'il embrasse bien !

— Madame !!! Quelle drôle de question ! Ce serait une indiscrétion effroyable si je vous disais quoi que ce soit au sujet de ce fabuleux baiser volé...

Jane se tient bien droite sur son siège et comprime le sourire qui lui vient naturellement aux lèvres.

— Petite dévergondée ! lance Lady Stratton en éclatant de rire. Alors comme ça, il embrasse bien, le bougre ! Cela ne m'étonne pas. Son grand-père aussi était très doué pour cela.

— Comment !!! s'exclame Jane en se tournant brusquement vers sa voisine.

Le fiacre s'est arrêté. La porte ne tarde pas à s'ouvrir, et Lady Stratton sort triomphalement avec un sourire incroyable sur les lèvres, laissant Jane Shaw sur sa faim.

— C'est injuste. Vous ne me direz rien avant des heures, maintenant, marmonne Jane avec un air renfrogné.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites ma chère. Il vous faudra travailler votre prononciation... dit simplement Lady Stratton en entrant dans le vestibule du château.

Une foule compacte discute en attendant de pouvoir entrer dans la salle de réception. Le bal va être somptueux. Une certaine excitation emplie l'air et les discussions. Les femmes observent à la dérobée les toilettes des autres et s'emploient à imaginer des choses. Certains hommes profitent de l'inattention de leur épouse pour admirer celles des autres.

C'est un spectacle que Jane apprécie pour tout ce qu'il promet de commentaires de sa lady qui n'aime rien tant que se moquer de ses pairs. La marquise est ainsi. Elle survole les assemblées de sa silencieuse et attentive majesté, puis elle blâme, critique expose tout ce qui lui vient à l'esprit. Jane est sa confidente, sa compagne, son amie. Une ombre complaisante qui admire en secret ce soleil si inconvenant parfois.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant