87/ Le triomphe

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Six mois plus tard, le soleil illumine une belle après-midi sans nuage. Lady Stratton se tient debout sur une petite estrade devant une belle bâtisse environnée de pelouse en fleur. Elle n'est pas seule. Un certain nombre d'hommes l'entourent. Des financiers, mais aussi quelques médecins et hommes de loi. L'Institut Eugénia Stratton vient d'être inauguré avec une foule d'invités et de curieux.

C'est la seconde sortie depuis la fin du deuil de la nouvelle Marquise d'Ormondis. La première ayant été consacrée à la tombe de Lady Eugénia Stratton. Jane a soigné sa tenue, se tient droite, le menton altier. Elle sourit peu. D'aucun pourrait croire qu'elle a l'esprit ailleurs. En réalité, elle cherche quelqu'un dans cette foule. Quelqu'un qui n'est pas là.

Depuis le mariage de Camilla et du Comte Grisham, Jane s'est de nouveau entièrement consacrée aux affaires du domaine, aux sessions parlementaires auxquelles elle n'assiste pas, mais où elle se fait représenter, et à l'Institut, sa grande victoire.

Elle s'est souvent sentie très seule. Le Comte Grisham et son épouse ont quitté l'Angleterre au lendemain de la noce pour un grand tour européen. Grisham l'avait promis à Camilla. Stevenson a quitté définitivement Londres et sa maîtresse. Et Lord Carver-Hill s'est fait plus discret. A-t-il mal interprété ce qu'elle lui a dit au mariage ? Jane n'en sait rien, car ses lettres restent sans réponse. Il y a eu quelques bouquets. Et puis ce message, il y a juste une semaine : « Je n'abandonne pas ».

Il n'abandonne pas. Alors où est-il ?

La marquise d'Ormondis est tout à fait sublime. Elle porte une robe blanche très simple dont la coupe met en valeur sa silhouette svelte. Des touches de jaune rehausse la candeur de la tenue. Elle n'a rien laissé au hasard. Le blanc peut encore être interprété comme une prolongation du deuil, tout en étant la couleur dominante de l'institut. Les plus critiques approuvent la justesse de son choix vestimentaires, les autres se contentent de l'admirer.

Lorsqu'elle s'apprête à suivre les convives pour rejoindre le cocktail prévu à l'ombre des tivolis dressés sur les pelouses, le mouvement coordonné de foule l'arrête. Les invités s'écartent tous pour laisser passer un homme qui, tel moïse écartant les flots de la mer rouge, marche vers elle avec détermination.

Le Comte de Farmor avance les yeux rivés dans ceux de Jane, qui est seule restée sur l'estrade.

Lorsqu'il atteint les marches, il les monte sans y avoir été invité. Puis, à la stupéfaction générale, il prend l'une des mains de Jane et l'embrasse bien plus longtemps que nécessaire. Jane le laisse faire tout en restant digne, ce qui n'est pas chose facile, car elle l'entend murmurer

— Dieu, que vous m'avez manqué madame.

Certains applaudissent, d'autres rient un peu gênés par cette scène étrange. Un murmure s'élève de la part des plus hardis. Mais le silence se fait de nouveau lorsque le Comte s'agenouille soudain devant Jane sans lui lâcher la main cependant.

— Marquise d'Ormondis, Je vous aime. Vous serait-il possible d'envisager de m'épouser ? dit-il d'une voix forte et claire que personne ne peut ignorer.

Jane est comme statufiée. C'est bien la plus horrible déclaration qu'elle ait jamais entendue. Jamais elle n'aurait pensé qu'il ferait une telle chose, devant autant de monde. C'est tellement inattendu. Mais elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même. Après-tout, elle l'a poussé dans ses derniers retranchements à plusieurs reprises.

— Je crois que vous devez répondre, Jane. Sinon, le monde autour de nous risque de s'écrouler, murmure alors quelqu'un au pied de l'estrade.

Camilla est là. Lord Grisham aussi. Le cœur de Jane fait des bonds à l'échelle spectaculaire du bonheur qui s'empare d'elle en cet instant. Pourtant, elle n'en montre rien. Jane choisit de jouer le jeu de Carver-Hill. Il veut de l'officiel et du spectaculaire. Très bien.

Jane oblige le Comte à lui faire face. Elle le toise de son regard d'argent et, sans sourire, elle répond d'un ton aussi guindé que celui de Marcus, comme si elle lui faisait une faveur :

— C'est envisageable, en effet. Peut-être pourriez-vous venir prendre le thé à la maison demain pour en discuter ?

Le Comte s'incline et repart comme il était venu, tandis que déjà les rumeurs courent, volent de bouches en bouches.

Personne ne remarque Lady Carver-Hill s'asseoir lourdement sur la première chaise à sa portée. Elle est anéantie. Eugénia Stratton aura été victorieuse même après sa mort.


— Et bien, ma chère on ne peut pas dire qu'il n'y ait pas mis les formes, n'est-ce pas ? Quelle excellente manière de vous empêcher de fuir ou de le contredire, s'exclame Camilla en enlaçant son amie.

— Je ne manquerai pas le lui faire remarquer demain, répond Jane non sans sourire.

Elle sent que quelque chose s'est libéré en elle. Elle aimerait crier, danser, courir...

— Vous devriez cesser de sourire ainsi. Vous irradiez plus que le soleil.

— Camilla ! Je croirais entendre Eugénia !

— C'est que nous étions faites du même bois, elle et moi. C'est ce qu'elle m'a dit un jour.

Jane ne répond rien et se contente de rendre son étreinte à la jeune femme qu'est devenue la comtesse. Camilla est désormais une épouse comblée et heureuse. Cela se voit à son sourire.

— Je suis contente qu'il ait enfin sauté le pas. Je craignais qu'il n'attende les mariages d'Olivia et Maria...

— Il n'aurait pas pu...lâche Grisham, laconique.

— Pas pu ? répète Jane étonnée.

— Je crois qu'il vous aurait fait une visite nocturne avant. Il n'en peut plus de vous désirer, ma chère. L'attente a été interminable.

— À qui la faute.

— Oh ! Mais il sait que c'est entièrement de sa faute, même s'il ne le reconnaîtra jamais.

— Quel imbécile !

— Nous le sommes tous lorsque nous aimons, je le crains.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant