25/ Un blanc manteau de neige

2.2K 290 28
                                    

Lady Stratton a demandé à Jane de patienter dans le fiacre pendant qu'elle rend visite à son médecin. Elle lui a affirmé que ça n'était qu'une visite de courtoisie, mais Jane sent que peut-être, certains secrets de sa nouvelle maîtresse se tiennent dans l'alcôve de ce spécialiste qui a pignon sur rue.

La neige se met brusquement à tomber. Jane sourit. Le parc de l'autre côté de la rue est presque désert. Elle sort du fiacre et prévient le cocher qu'elle va juste faire quelques pas. Son sourire est aussi large que celui d'une enfant à qui l'on vient d'offrir le plus merveilleux des cadeaux. L'homme, plutôt bourru d'ordinaire, laisse échapper un demi-sourire. Une victoire pour Jane.

La jeune femme adore la neige. Elle trouve que cette chape blanche, immaculée donne de la magie à chaque chose, même la plus lugubre. Elle associe aussi la neige aux noëls avec son père quand il l'emmenait faire de la luge et l'accompagnait pour descendre de la plus grande colline derrière la maison. Ça aussi, c'était magique.

Jane s'assure qu'il n'y ait personne autour avant de se mettre à tourner sur elle-même, le visage offert au ciel.

Lorsqu'elle s'arrête, légèrement étourdie, il est là. À quelques pas d'elle. Immobile. Il la regarde, le visage fermé. Impénétrable. Elle se détourne et s'apprête à partir, quand elle l'entend :

— Non. Ne fuyez pas... s'il vous plaît !

Ça n'est pas tant la formule de politesse, ce « s'il vous plaît » inattendu qui l'arrête, que le ton employé. Pas péremptoire, ni autoritaire. C'est une vraie supplication. Comme si quelque chose avait été brisé en lui.

Elle s'arrête et se retourne vers Marcus Carver-Hill, Comte de Farmor. Il s'est avancé. Ils ne sont plus qu'à deux mètres l'un de l'autre. Puis à un. Proche. Tellement proche. Jane voit ses yeux si verts, toujours aussi intenses. Et son sourire triste.

Marcus lui tend sa main gantée de cuir noir. Elle lui donne la sienne sans un mot. Il l'enferme avec l'autre comme s'il voulait la tenir au chaud, loin de l'air glacé de cette journée grise et froide.

— Je voulais m'excuser. Je voulais simplement m'excuser. Mais vous ne m'en avez pas laissé l'occasion, ni le temps. Vous avez fui. Suis-je si effrayant ? Ai-je été si effrayant ?

Il s'est encore approché. Jane doit relever le menton pour le regarder dans les yeux, car elle ne veut pas lâcher ses yeux. Elle sent la chaleur de son corps envelopper le sien. L'odeur discrète mais agréable de tabac qui se dégage de son long manteau de laine.

Jane prend conscience que le baiser volé n'est pas seul en cause dans la confusion qui l'envahit quand elle pense à cet homme. C'est un tout. Il n'est pas nécessaire qu'elle accepte ses excuses. Son regard suffit pour comprendre. Il a été brutal. Il a été désagréable. Mais en cet instant, elle ne lui en veut plus du tout, parce qu'elle ressent le même besoin que lui.

Ils se fixent en silence. Puis lentement l'une des mains de Marcus se glisse vers la nuque de la jeune femme, tandis que son visage se rapproche d'elle. Elle ne se contracte pas, ne le gifle pas, ne fuit pas. Elle veut de ce baiser-là. Elle le désire.

Leurs lèvres s'effleurent à peine quand une voix impérieuse s'élève dans le ciel neigeux.

— Mlle Jane Shaw ! Je vous attends ! Quand on est une jeune fille bien élevée, on ne fait pas attendre une vieille lady comme moi !

Lady Stratton est assise dans le fiacre, son visage d'angelot vieillissant à la fenêtre. Elle a pris un air contrarié, mais Jane est prête à parier qu'elle s'amuse de ce qu'elle voit.

La jeune femme a posé son front sur le torse de Marcus. Lui n'ose pas la toucher plus qu'il ne la fait précédemment. Sa main glisse de sa nuque vers son menton. Il relève son visage et lui offre un sourire. Il n'a plus cet air brisé, abandonné, triste.


Dans le fiacre qui les raccompagne à bon port, Jane demeure silencieuse, et Lady Stratton respecte son silence un moment avant de commencer à lui parler.

— Heureusement que je suis intervenue. Imaginez que quelqu'un vous ait vus ?

— Je sais. C'était étrange. Pardonnez-moi... Cela ne se reproduira pas.

— Ça n'est pas l'impression que donnait son visage quand il est parti.

— Je le sais. Mais lui ne le sait pas encore. Il le comprendra bien assez tôt.

— Donc, je n'ai pas à m'inquiéter pour vous ?

— Non, Lady Stratton. Je sais où est ma place.

— Dommage.

— Pardon ? s'exclame Jane, surprise.

— Dommage. J'aurais adoré mettre mon grain de sel dans cette histoire.

— Raison de plus pour qu'il n'y est pas d'histoire, dit Jane en souriant.

— Comment ? Qu'entendez-vous par là, jeune fille ? Que je suis une vieille toupie curieuse et sans gêne qui se mêle de ce qui ne la regarde pas ! J'aurais pu favoriser des entrevues secrètes pour que votre aventure ne s'ébruite jamais...

— Madame ! Me pousseriez-vous à entretenir une aventure avec un lord ?

— Je suis sûre que vous ne le regretteriez pas.

— Je suis sûre du contraire. Fort heureusement, il n'y aura pas d'aventure. Cet homme est Comte. Je suis une dame de compagnie. Rien de bon ne peut arriver. Rien de bon...

— N'en soyez pas si sûre, Jane, murmure Lady Stratton pour elle-même en souriant.

La marquise vient d'apprendre qu'il lui reste moins de temps que prévu pour mettre son plan à exécution. Elle a déjà bien avancé sur le problème légal. Son entrevue avec la souveraine a lieu dans quelques jours. Elle espère beaucoup de ce rendez-vous exceptionnel. Reste à commencer à faire fleurir son idée dans l'esprit de Jane. Ce qui ne s'annonce pas forcément facile. Elle a été très bien élevée. Avec la conscience manifeste de sa place dans ce monde. Une place qu'elle pense immuable.

Lady Stratton s'engage à lui faire découvrir que le pouvoir et la richesse peuvent déplacer des montagnes.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant