51/ Se rebeller et se battre

1.9K 233 1
                                    

Jane est abasourdie. Elle ne comprend pas où veut en venir Lady Stratton. En quoi, elle, insignifiante jeune fille bien élevée de province, peut être nécessaire à une lady de sa catégorie ? Bien sûr, elle l'amuse et lui tient compagnie, mais peut-on dire que c'est suffisant pour paraître nécessaire ? Aucun domestique n'est irremplaçable ? Pourquoi le serait-elle devenue ? Sur quel critère ?

— Mais ne parlons plus de ce Pete puisque la nouvelle ne vous réjouit pas ! Parlons de celui qui vous attend avec impatience. Lord Carver-Hill. Il a eu l'audace de faire porter des messages à votre intention à mon domicile. Le fou ! J'espère qu'il s'est attaché les services de quelqu'un de discret ! Jane ?

— Il faut qu'il cesse de me poursuivre, dit-elle d'un ton détaché de mauvais augure.

— Je vous l'ai dit. Un homme aussi déterminé que lui ne lâchera pas prise.

— Et ensuite ! Une fois que j'aurai cédé ! Que se passera-t-il ? Non ! Ne me dites rien ! Je sais très bien ce qui arrivera ! Il m'oubliera ! Je n'aurai été qu'un défi de plus pour lui. Un petit challenge gagné de haute lutte ! Je ne peux pas l'accepter !

— Mais que voulez-vous, Jane ? Que voulez-vous exactement ? Vous semblez désirer cet homme au moins autant qu'il vous désire. Vous ne souhaitez pas finir comme votre amie Emma, mariée à un homme par convenance. Vous ne voulez pas du mariage... Et vous luttez contre vos propres sentiments, parce que vous ne faites pas que désirer Lord Carver-Hill, n'est-ce pas ? Quelle singulière jeune personne vous êtes !

— Je voudrais être un homme. Je voudrais prendre sans jamais rien donner. Je voudrais jouir sans me préoccuper des conséquences. Je voudrais être libre d'aimer qui je veux et ne pas me cacher.

— Car vous croyez que les hommes sont libres ?

— Ils le sont.

— Non. Ils ne le sont pas. Ils ont juste un peu plus de latitudes que nous. Mais eux aussi ont des contraintes. Nombreuses. Tous ne prennent pas sans donner et ne jouissent pas sans se préoccuper des conséquences. Et si vous étiez l'un de ces mâles arrogants, vous vous détesteriez... Pensez à M. Robertson. Pensez à mon ancien amant.

Jane ne répond rien. Elle regarde les étendues recouvertes de neige qui défilent. Le miroitement de l'océan à portée de main.

— Faites arrêter le fiacre, s'il vous plaît, my lady...

Eugénia s'exécute. Le fiacre s'arrête. Jane s'enveloppe dans sa lourde cape et descend. Elle marche vers l'étendue miroitante qui l'appelle par-delà la prairie. Elle ne s'arrête, ni ne se retourne à aucun moment.


Lady Stratton est ennuyée. D'un côté, elle voudrait accompagner sa protégée, mais d'un autre, elle sait que cette simple promenade dans le froid de janvier va ruiner ses efforts pour se remettre, et que son médecin l'obligera à s'aliter pendant un moment. Or, elle n'a pas du tout envie de retomber malade.

— My Lady. Un cavalier approche, dit alors le cocher.

Un cavalier ? Eugénia penche sa tête à l'extérieur, curieuse. Et en effet, un homme de haute stature arrive sur un bel étalon à la robe aussi noire que les cheveux et le manteau de son cavalier.

— Madame, auriez-vous un problème ?

— Et bien, pour tout vous dire. Oui. Lady Eugénia Stratton, marquise d'Ormondis, finit-elle en tendant sa main sans façon.

— My Lady, Sir Christopher Stevenson, simple gentleman, pour vous servir. Ce problème ?

— Vous voyez cette silhouette qui s'éloigne vers l'océan ?

— Oui. Je la vois parfaitement. Qui est assez fou pour aller vers la falaise par ce temps et avec ce vent ?

— Et bien, c'est ma demoiselle de compagnie. Elle rencontre quelques difficultés dans sa vie. Beaucoup de questionnements. Peu de réponses. Je crois qu'elle avait besoin d'air. Mais je ne peux la suivre et je crains qu'elle n'attrape la mort avec ce vent.

— Je vous la ramène. Vous pouvez poursuivre sur la route. Dans moins d'un kilomètre, vous trouverez une allée bordée d'arbres qui tourne vers l'océan. Il s'agit de l'entrée de mon domaine. Rejoignez-moi là-bas. Vous aurez besoin de vous réchauffer, et surtout vous éviterez de vous retrouver coincés sur la route de Londres par la tempête neige qui ne va pas tarder à s'abattre par ici.

— Une tempête de neige ?

— Oui, madame. De l'avis de mon régisseur. Et il se trompe rarement. Je rentre moi-même d'une visite chez des amis. Je ne voulais pas me laisser surprendre.

— Je suis navrée de vous imposer cela, monsieur, mais maintenant, je tremble pour Jane.

— Jane ? Elle se nomme Jane ?

— Jane Shaw. Dites-lui bien que vous venez de ma part, sinon, elle est capable de ne pas vous suivre.

— Une forte tête, dit Stevenson en souriant.

Et étrangement, Lady Stratton trouve cet homme d'une grande beauté. Pas cette beauté classique conférée par la régularité des traits ou des proportions acceptables, plutôt une beauté sauvage d'un homme que la vie n'a pas épargné et qui se bat pour l'affronter avec courage.

— Une vraie tête de mule, lui répond-elle en souriant. Mais charmante. Tout à fait charmante. Ramenez-là moi entière, je vous en prie. Elle m'est très chère.

— Je ferai de mon mieux, madame.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant