85/ Sauvage

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Le mariage n'est pas grandiose. Aucun des deux partis ne l'a voulu ainsi. Pourtant, il reste spectaculaire, car malgré l'hiver et la neige qui rugit à l'extérieur, de magnifiques rose et d'étranges orchidées surgissent et éblouissent les invités de leur blancheur immaculée. Le Comte a réussi le tour de force de les faire venir depuis des pays où elles sont légion.

Grisham a du mal à ne pas sourire comme un benêt en permanence. Pour une fois, il a un peu discipliné ses cheveux et sa tenue. Rien ne dépasse. Un miracle pour lui, à n'en pas douter . Camilla sait quels efforts il fait pour elle. Elle aimerait l'en remercier par une multitude baisers, mais ce ne serait pas correct. Pas maintenant. Plus tard, dans l'intimité de leur chambre, dans la maison du Comte.

Elle sait que comme elle, Grisham attend la nuit de noce avec impatience. Il ne cesse de lui murmurer des promesses depuis qu'ils sont sortis de l'église. Elle en rougit à chaque fois. Elle frémit de plaisir anticipé. Camilla qui pensait qu'elle resterait très raisonnable face au désir, sent qu'elle a été sotte de songer y échapper. Elle désire. Elle désire si fort qu'elle voudrait le hurler à la face du monde. Toutefois, elle est trop bien élevée pour se permettre même un murmure. Elle garde tout en elle. Mais plus tard elle rugira, comme les lionnes de la savane dont Grisham lui a parlé.

— Bonsoir, Madame Grisham. Ou devrais-je dire, Comtesse Grisham ?

Camilla ne répond pas. Elle serre Jane dans ses bras en riant.

— Vous êtes venue ! Vous êtes là, Jane ! Mon bonheur est complet maintenant.

— Je crois que vous n'aviez pas besoin de moi pour être heureuse, Camilla.

— Si. Le bonheur était bien là, mais incomplet.... Mais, votre robe ! Elle est... stupéfiante !

— La couturière m'a affirmé que je pouvais envisager cette... A-t-elle menti ?

— Non ! C'est juste que la coupe est... Elle vous met en valeur. Je crois que je n'ai jamais vu une veuve aussi séduisante. Le noir vous va à merveille ! Il rehausse votre carnation et vos yeux...Vous êtes si...

— Et bien, Camilla ? Essayez-vous de séduire notre amie ? s'exclame alors le Comte Grisham qui s'est approché pour saluer leur amie commune. Il est vrai que dans certaines tribus...

— Stop ! Laissez à ces tribus primitives leurs mœurs plus que douteuses, voulez-vous ! Je complimentais notre amie, car après six mois d'absence, je m'attendais à voir une petite chose toute rabougrie et la voilà qui éclipse toutes les femmes de notre joyeuse assemblée ! Y compris moi !

— Oh, dit Jane en rougissant. Je ne voulais pas... Je voulais vous faire honneur. Je ne pensais pas...

— Camilla ! Cessez de taquiner Jane. Souvenez-vous qu'elle sort d'une grotte...

Camilla fait un grand sourire à son amie qui rougit de plus belle.

— Vous êtes ma meilleure amie, Jane ! N'en doutez jamais. Vous pourriez vous présenter dans l'un de ces pagnes que Grisham a rapporté de l'un de ses voyages, vous seriez parfaite, marquise.

— Vous le seriez encore plus aux miens, dit Grisham en riant. Par Dieu, pourquoi parlez-vous de ce pagne, femme ? Voilà maintenant que des images tout à fait inappropriées me viennent à l'esprit.

Cette fois, c'est Jane qui rit. Et ce rire est pour elle une libération. Cela fait six mois qu'elle ne parle qu'à des hommes de confiance, des médecins, des domestiques... elle n'avait pas ri une seule fois. Non. Pas une seule fois durant tous ces mois gris et chargés du souvenir de celle qu'elle a perdu...

Plusieurs personnes la fixent étrangement comme si elle faisait quelque chose d'inconvenant. Elle n'en a cure. Elle veut partager la joie de ses amis. Demain, elle se laissera de nouveau sombrer dans le travail et le gris des jours de deuil. Mais pas ce soir.

Jane laisse les époux à leurs convives et va se servir sur l'une des tables de buffet. Elle choisit une coupe de champagne et va se placer dans un petit coin de la salle. Le brouhaha qui emplit l'air l'étourdit. Elle n'a plus l'habitude. Pourtant, elle est contente d'être là. Elle n'aurait pas cru que ce genre de mondanité en viennent à lui manquer. Mais c'est le cas. Elle admire les robes de cette saison. Les nouvelles coupes. Les bijoux aussi. Elle ne s'attarde pas sur les regards curieux qu'on lui lance, ni sur les sourires un peu crispés. Elle se concentre sur l'atmosphère. Sur le bonheur qui s'échappe et l'atteint en plein cœur.

— Allez-vous rester cachée toute la soirée ?

— C'est bien mon intention, répond-t-elle sans se retourner, à l'homme qui se tient derrière elle.

— Pas question. Nous allons danser.

— Vous savez bien que c'est impossible. L'usage veut que...

— Qu'importe l'usage, murmure-t-il en se rapprochant.

Jane sent la chaleur de la main qui se pose sur le fin tissu de sa robe dans son dos.

— Vous me manquez tant.

Elle ne répond toujours rien. Puis, elle pose sa coupe sur la table près d'elle.

— Il faut que vous partiez, monsieur le Comte, car je ne suis pas sûre de pouvoir retenir...

— Je comprends, dit-il en disparaissant.

Jane sent son souffle court. Elle se force à s'apaiser. La présence de Marcus était inévitable. Elle pensait cependant être assez forte pour supporter sans broncher la proximité de son corps. Le contact de sa main - Ce simple effleurement - lui a prouvé le contraire. Un manque effroyable creuse son cœur et provoque une douleur physique qu'il est difficile d'ignorer. Comment va-t-elle encore tenir sans toucher sa peau pendant six longs mois ?

Il faut qu'elle sorte. Camilla et Fergusson comprendront.


Le fiacre s'échappe sans difficulté. La soirée ne fait que commencer.

— Monsieur Bunt ?

— Oui, Lady Stratton ?

Jane marque un temps d'arrêt à chaque fois que quelqu'un l'appelle ainsi. Pour elle, Lady Stratton est Eugénia. Mais elle se reprend.

— Pourriez-vous passer près de Tower street et me prêter votre manteau ?

— Oui, madame. Mais vous n'aurez pas besoin de mon manteau. Mme Martins a pensé que vous auriez besoin de... enfin. Si vous regardez sous la banquette devant vous, vous trouverez ce qu'il vous faut, je crois.

Curieuse, Jane sort un petit coffre en bois tout en longueur et assez fin pour se glisser sous une banquette de fiacre. Lorsqu'elle l'ouvre, elle découvre son manteau, son vieux chapeau et sa tenue d'équitation, bottes comprises. La jeune femme sourit. Il faudra qu'elle pense à remercier Mme Martins.

Elle ferme les rideaux du fiacre et se change, non sans faire attention à sa robe. Lorsque la voiture s'arrête, ils sont devant les portes du parc qui se trouve dans Tower Street. Fermées à cette heure-là. Qu'à cela ne tienne. Elle escalade la grille sans difficulté avant de disparaître. Ce qu'elle cherche se trouve de l'autre côté.

Tous les domestiques se demandaient si la nouvelle marquise tiendrait pendant un an sans escapade nocturne dans un parc. Ils ne savent ce qu'elle y fait. Ils savent seulement qu'elle en a besoin. Elle aura tenu six mois. Le cocher ne peut s'empêcher de penser que leur nouvelle marquise est bien aussi étrange que la précédente. Du fait de ses origines, elle est moins froide cependant, et beaucoup plus respectueuse du travail de la domesticité.

Bunt sourit. Il aime bien Jane. Il part. Il repassera dans plusieurs heures comme elle le lui a demandé. Il se reposera demain.

L'éducation de Jane ShawOù les histoires vivent. Découvrez maintenant