Bandit Heart

3. Evrard

Evrard sortit de la taverne en titubant. Il aurait dû refuser la dernière chope de bière que lui avait servie Héloïse. Mais l'appel de l'alcool avait été, une fois de plus, trop fort pour qu'il ne cède pas à la tentation.

Hagard, le Chevalier plongea la tête dans un tonneau dont l'eau froide lui rendit peu à peu les idées claires. Il rejeta en arrière ses cheveux détrempés et s'adossa au mur pour apaiser les tremblements qui parcouraient ses membres.

Evrard glissa une main hésitante dans la bourse accrochée à sa ceinture. Ses doigts se refermèrent sur quatre petites pièces et il poussa un soupir de soulagement ; l'argent ne lui manquait pas pour s'acheter de quoi manger aujourd'hui. Il avait même de quoi passer un peu de bon de temps avec l'une des nombreuses ribaudes qu'il fréquentait depuis son arrivée en ville. Cela faisait plusieurs jours qu'il n'avait plus revu Margaux, Florie ou Agnès. L'une d'elles avait sûrement une heure ou deux à lui consacrer...

À l'instant où il se décida de rendre visite à Florie, un grondement sourd, semblable au tonnerre, retentit. Evrard releva brusquement la tête et distingua un nuage de poussière s'élever au-dessus des toits. Aussitôt, les passants se mirent à crier et s'enfuirent pour se mettre à l'abri.

Entièrement débarrassé des effets de l'alcool, il se précipita vers les cris et les appels à l'aide. Lorsqu'il bifurqua à l'angle de la rue, il fut plongé dans la grisaille. La poussière était si épaisse qu'il peinait à distinguer ce qu'il s'était passé. Elle se déposait sur ses cheveux et ses vêtements, s'insinuait dans sa gorge et le fit tousser. Une silhouette entra subitement dans son champ de vision, la démarche incertaine.

Evrard attrapa solidement l'homme avant qu'il ne trébuche.

— Que t'est-il arrivé, l'ami ? demanda-t-il.

— L'échafaudage...bredouilla l'ouvrier, le souffle court. Mal assuré... tout est tombé... Danelin... Laniel... Etaient à côté de moi...

— On va les retrouver, lui assura Evrard d'un ton réconfortant. Et toi, on va te mettre à l'abri, cette poussière va t'étouffer.

L'ouvrier boitait, mais semblait indemne par ailleurs. Evrard le soutint jusqu'à ce qu'ils sortent du nuage de poussière et le confia à d'autres personnes venues prêter main forte. Il retourna sur les lieux de l'accident et appela Danelin et Laniel, en espérant qu'ils aient eu autant de chance que leur ami.

La poussière retomba peu à peu et Evrard put enfin constater l'étendue des dégâts. Des débris de bois et de pierre jonchaient le sol. L'échafaudage avait entraîné dans sa chute les ouvriers et les pierres qui devaient servir à consolider le mur d'une maison. Il se dirigea tant bien que mal vers un amas de décombres et dégagea prudemment quelques roches. Il fut rapidement secondé par des habitants pour retrouver les blessés.

Evrard souleva un rondin de bois et aperçut une main, inerte et ensanglantée, coincée au milieu des débris.

— Il y a quelqu'un ici ! hurla-t-il. Venez m'aider !

Ils se dépêchèrent d'évacuer les décombres, mais lorsqu'Evrard souleva la dernière pierre, il sut que le malheureux avait déjà quitté ce monde.

— Mordiable, jura-t-il entre ses dents. Il n'y a plus rien à faire pour lui...

Un silence atterré s'abattit sur eux. D'un même mouvement, tous se signèrent religieusement à la vue du corps. Evrard s'agenouilla auprès de lui et lui ferma les paupières. Il aurait voulu marmonner une prière, mais aucun mot ne lui vint. Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait plus lu de Bible.

— Bon...souffla-t-il en se redressant. On ne va pas le laisser là, alors...

Les autres s'approchèrent prudemment du cadavre, comme s'ils avaient peur qu'il se mette à bouger. Ils déplacèrent la dépouille loin des lieux et une femme, qu'Evrard reconnut vaguement pour lui avoir déjà acheté du pain, déposa un tissu dessus pour le cacher de la vue des curieux qui s'étaient amassés non loin de là. Il se détourna. Il était couvert de sueur, de poussière, et avait besoin d'un verre. Cela faisait des années qu'il n'avait plus revu de cadavres mutilés.