Evrard aiguisait la lame de son épée, les sourcils froncés. La pierre de grès raclait lentement l'acier, sans parvenir à l'apaiser, contrairement à d'habitude. Le Chevalier avait horreur que ses rituels ne lui apportent pas la sérénité. Cela signifiait qu'une mauvaise pensée était en train de s'insinuer dans sa tête, pervertissant et empoisonnant son esprit.
Il s'interrompit dans son geste et tendit l'oreille. Pendant un instant, il avait cru entendre le bois de l'escalier grincer. Mais à part lui, personne n'empruntait cet accès. Même le tavernier ne montait que rarement. Peut-être qu'Héloïse y venait parfois en cachette, profitant de son absence pour contempler son épée et rêver du jour où il l'emmènerait à la Cour, mais il n'en était pas sûr.
Il n'y avait que le bruit de la rue, l'agitation des passants et l'air étouffant de l'été qui passait à travers la lucarne ouverte. Par précaution, il colla tout de même son oreille contre la porte et tenta de percevoir une présence de l'autre côté du battant.
— Tu es trop nerveux mon gars, se fustigea-t-il.
Il déposa son épée sur son lit et se dirigea vers la fenêtre. Depuis son observatoire, il apercevait l'une des tours du château royal. La jeune noble d'aujourd'hui y avait peut-être ses appartements. Après sa mésaventure, elle devait s'y reposer. Si les cauchemars ne la harcelaient pas. Au moins, elle était en sécurité, contrairement à lui.
Le Chevalier avait été stupide d'aller chercher les soldats. Sur le moment, cela ne lui avait pas paru ridicule ; une demoiselle avait besoin de lui, sa priorité était de la mettre en sécurité. Mais à présent, il se rendait compte de la folie de cet acte. Ils auraient pu le reconnaître et l'emprisonner.
Evrard avait eu une chance extraordinaire, presque divine, qu'ils aient à peine fait attention à sa présence. Ils avaient trop à faire avec la pagaille causée par les mouvements de foule près du cortège royal pour vraiment se soucier de lui. Ils n'avaient montré d'intérêt qu'à ses propos, lorsqu'il leur a dit qu'une jeune damoiselle les attendait dans une taverne. Ils s'étaient alors rudement frayé un chemin dans la foule et l'avait suivi jusqu'à l'intérieur, où la jeune femme les attendait, encore un peu secouée.
Les gardes s'étaient dirigés droit sur elle et lui ont poliment demandé si elle était blessée et de les suivre jusqu'à son carrosse. Ils n'avaient accordé aucune attention, ni au tavernier, ni à sa fille. Evrard ne reçut aucun remerciement pour son aide. Plus incroyable encore, ils n'avaient même pas bronché lorsque la noble avait prononcé son nom devant eux. Ils s'étaient contentés de l'escorter hors des lieux, sans prendre la peine de poser des questions sur son identité.
Le Chevalier ignorait quel Saint veillait ainsi sur lui, mais il songea à le remercier à la première occasion.
Le souvenir de son regard lui revint en mémoire. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus attiré l'attention d'une Dame. Autrefois, il ne cessait de les côtoyer. Il dînait à la même table qu'elles, discutait avec elles, jouait aux cartes avec elles, se promenait avec elles, et il avait même récité des vers passionnés à certaines.
Mais c'était bien avant qu'il ne quitte sa patrie.
Sa condition lui revint douloureusement comme un mauvais retour de bâton. Evrard n'était plus personne, rien qu'un étranger qui voyageait de villes en villages, proposant son aide en échange d'un repas et d'un toit pour la nuit. Il n'avait guère de différence avec les vagabonds, les mendiants ou les romanichels. A sa mort, personne ne le pleurera, personne ne payera de grandes funérailles, personne ne viendra demander son corps. Il sera jeté dans une fosse commune, avec d'autres compagnons d'infortune, de criminels et d'orphelins. A Amboise comme ailleurs, il ne sera jamais qu'un apatride.
Quand le Chevalier revint s'asseoir sur son lit, sa décision était prise. Il allait partir. Cela faisait déjà trop longtemps qu'il était ici.
Certes, Evrard s'était habitué au confort de sa chambre. C'était mieux que de dormir dans une écurie ou sous un arbre. Le tavernier était un bon bougre qui lui avait permis de rester, de jouer aux cartes et de manger à sa faim. Héloïse lui offrait souvent des chopes de bière et de vin, simplement en échange d'un sourire ou de quelques vers d'amour courtois. Il s'était fait des amis en Athaniel, Jaquelin, Clébert et Fauvel et avait des souvenirs brûlants avec Florie. Il avait pris ses aises, tout le monde dans le quartier le connaissait : Le Chevalier imbattable aux cartes, ivrogne et sans le sou, mais droit et fiable.
Cette existence allait lui manquer. Recommencer une nouvelle vie dans une autre ville n'était pas ce qui le dérangeait le plus. Ce n'était pas la première fois -et certainement pas la dernière- qu'il devrait le faire.
Avec un peu plus d'argent, il pourrait rapidement reprendre son voyage en direction du sud. Dans sa tête, le plan était simple : suivre la route pour Bourges, y rester quelques jours, juste assez de temps pour renflouer sa bourse et racheter des vivres, puis continuer jusqu'à la côte en faisant halte à Clairmont et Le Puy. A la taverne, des rumeurs sur la douceur de vie de Marseille était arrivées jusqu'à ses oreilles par des voyageurs de passage. La ville était un important comptoir où le commerce avec les autres ports était florissant. Il serait un piètre marchand, mais sa stature ferait de lui un bon ouvrier. Peut-être même envisagerait-il d'embarquer sur un bateau. Même en n'ayant pas particulièrement le pied marin, sa condition l'obligerait à prendre n'importe quel travail.
Décidé, Evrard posa sa pierre de grès, inspecta son épée aiguisée et la rangea dans son fourreau. Il cacha son paquetage sous le lit et redescendit dans la taverne. Avec un peu de chance, quelques joueurs maladroits à détrousser se trouvaient encore dans la salle.
Se faisant violence et se dirigeant directement à sa table, il s'assit et sortit son jeu de carte, sans commander de bière. C'était toujours quelques pièces d'économisé.
Ses projets valaient bien le sacrifice d'une soirée alcoolisée.
Kratzouille29 et Nikkihlous
VOUS LISEZ
Bandit Heart
Historical FictionAlors que l'avenir de la jeune Catriona Loveday est tracé, celui d'Evrard le Gall, ancien Chevalier sans le sou, est plus qu'incertain. Mais dès l'instant où la noble se retrouve entre les griffes de deux brutes, Evrard n'hésite pas à la secourir, a...