5. Evrard

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Après la pénible journée qu'il venait de passer, Evrard avait bien besoin de s'enivrer.

Il avait tenu la jambe de Danelin tout le temps que dura son supplice. Le jeune homme avait hurlé de douleur jusqu'à l'évanouissement, mais le médecin n'avait pas une seule fois cessé de lui prodiguer ses soins. Il avait nettoyé sa plaie, remis son os en place et installé une attelle à sa jambe en donnant des ordres à Evrard qui les suivait sans broncher, hermétique à l'odeur de sang et aux cris de l'ouvrier. Il n'avait pu quitter la boutique que lorsque le guérisseur eut terminé son travail.

Evrard s'était précipité à la taverne, avait commandé deux grandes chopes de bière auprès du tavernier et les avait finis d'une seule traite. La nuit était tombée depuis plusieurs heures lorsque Athaniel, Jaquelin, Clébert et Fauvel entrèrent à leur tour dans la taverne. Les quatre bateliers, qu'Evrard appréciait beaucoup, s'installèrent à sa table et le félicitèrent pour le courage dont il avait fait preuve plus tôt dans la journée. Ils lui offrirent plusieurs cruches et après avoir longtemps discuté et plaisanté, décidèrent de sortir en ville.

La nuit était chaude et pourtant, il n'y avait plus beaucoup de monde dans les rues. C'était l'heure où la truandaille et les autres faquins sortaient commettre leurs méfaits, entre deux rondes de patrouilles. Cela n'inquiétait pas Evrard. Il savait se battre, il n'avait plus un sou dans la bourse, et il était accompagné par quatre gaillards solidement bâtis par des heures de rude labeur sur le fleuve.

Ce fut d'ailleurs en direction de celui-ci qu'ils marchèrent, s'arrêtant sur le pont qui faisait face au château. Les bateliers s'assirent sur la rambarde et laissèrent pendre leurs jambes dans le vide, mais Evrard, plus prudent, préféra simplement s'y accouder.

— T'as peur de tomber, Chevalier ? se moqua Jaquelin.

— Je ne suis pas en état de nager, maugréa-t-il.

— J'ignorais même que tu savais nager ! s'esclaffa Athaniel.

Evrard se contenta de sourire. Il savait nager, mais pas très bien. Et encore moins dans des eaux noires et sous l'emprise de l'alcool.

Ils levèrent les yeux vers le château et commencèrent à commenter et deviner ce qu'il pouvait s'y passer. Fauvel soutenait qu'il y avait assez de vin pour ravitailler toute la ville, Jaquelin songea que la musique devait être si belle qu'il pourrait danser à son rythme deux jours sans s'arrêter, Athaniel et Clébert ricanaient en pensant aux dames qui faisaient tout pour paraître honorables alors qu'elles n'étaient pas farouches pour quelques parties de jambes en l'air entre deux couloirs. Evrard, lui, se contentait de regarder les murs d'enceinte en songeant que malgré tous ses efforts, il ne ferait plus jamais partie de ce monde-là.

— En parlant de donzelle, je crois que ta bien-aimée te surveille, nargua Athaniel.

— De qui tu parles ? s'étonna Evrard en fronçant les sourcils.

Le batelier se contenta de faire un signe de tête. Il suivit son regard et remarqua Héloïse, cachée derrière le pilier d'une galerie marchande.

— Mordiable ! jura-t-il en se précipitant vers elle, sans prendre la peine de saluer ses amis. Qu'est-ce que tu fiches ici ? ajouta-t-il en se plantant devant elle. Tu sais bien que c'est dangereux de traîner toute seule la nuit !

Son ton était plus sec qu'il ne l'aurait voulu. La jeune fille rougit et baissa les yeux.

— Je...j'étais seulement inquiète...pour vous...balbutia-t-elle, honteuse.

— Pourquoi ? À cause de l'accident de chantier ?

Elle hocha la tête, rougit de plus belle lorsqu'elle croisa son regard et baissa à nouveau les yeux. Evrard poussa un long soupir en se grattant la nuque. La fille du tavernier lui causait bien plus de soucis qu'il ne l'avait prévu. Elle était si frêle, si douce, si gentille qu'involontairement, il se sentait responsable d'elle. Il ne voulait pas la retrouver un matin, les habits déchirés et la gorge tranchée dans un caniveau.

Bandit HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant