59. Evrard

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Evrard ruminait dans son coin. Son visage était si sombre qu'aucun des marins, bien que tous de solides gaillards, n'osèrent l'approcher. Accoudé au bastingage, il contemplait le bleu profond de la mer qui glissait sous la coque du bateau, puis sur l'horizon qui se profilait très loin de lui. Pour une raison insensée, il avait envie de sauter dans cette immensité, aussi vide et implacable que l'étaient ses pensées.

Les paroles de Gauthier s'insinuaient en lui comme du venin et empoisonnaient son esprit. Il ne pouvait blâmer Catriona d'avoir tué Rodolphe ; lui-même avait souvent espéré pouvoir le transpercer de sa lame. Mais par sa faute, l'incendie avait tué l'enfant que Néline attendait et ravagé le domaine de sa famille.

Et cela, il ne pouvait pas le lui pardonner. C'était au-dessus de ses forces. Si au moins elle avait reconnu sa part de responsabilité et formulé des excuses ! Mais elle n'en avait rien fait. A ses yeux, elle n'était coupable de rien et n'avait fait que de se défendre. La colère d'Evrard bouillonnait dans son ventre et menaçait de jaillir contre le premier qui osait le déranger dans ses sombres procrastinations.

Ses pensées voguèrent vers Néline. Il se demandait comment elle allait. La perte de son enfant l'avait sans doute dévastée...Et si elle ne s'en remettait pas ? Et si elle s'emmurait dans le chagrin et se laissait dépérir ? Après toutes les souffrances qu'elle avait endurées aux côtés de Gauthier et Rodolphe, cette nouvelle injustice mettrait sans doute un terme au peu de courage qui lui restait encore...

« Non » refusa-t-il férocement. « Elle est forte, elle se relèvera ». Il le fallait.

Le Chevalier ne savait pas vraiment pourquoi il pensait de la sorte. Mais il avait besoin de le croire. Ses doigts passèrent fébrilement sur ses lèvres. Elles n'avaient plus le goût du baiser de son premier amour, mais son souvenir revenait le hanter. Et s'il s'était trompé, une fois de plus ? Et si Néline lui avait demandé de l'embrasser une dernière fois pour l'inciter à revenir auprès d'elle ? Qu'est-ce qui l'empêcherait de le faire puisque Gauthier était mort ?

En laissant son frère aîné mourir, Evrard était devenu le dernier héritier mâle de la famille De Ferrand. Qu'est-ce qui pouvait alors le retenir de réclamer son titre, ses terres et même sa veuve ?

Il se sentait perdu. Et cette sensation était renforcée par cette immense étendue bleue, sans début ni fin, faisant route vers un pays inconnu dont il ne connaissait ni la géographie, ni la langue et encore moins les coutumes. Cela lui déplaisait et ne faisait qu'accroitre la frustration qu'il ressentait déjà.

Du coin de l'œil, il aperçut la silhouette de Catriona s'avancer vers lui d'une démarche déterminée. Il poussa un profond soupir intérieur.

« Et c'est reparti » grommela la petite voix au fond de sa tête.

— Evrard ? l'appela-t-elle.

— Je ne veux pas vous parler, la houspilla-t-il sèchement.

— C'est important, insista-t-elle en secouant la tête, agacée par son comportement. Je dois vous faire lire cette lettre.

Elle lui tendit un papier savamment plié, mais il ne lui accorda qu'un bref coup d'œil.

— Qu'est-ce que j'en ai à faire de cette lettre ? répliqua-t-il d'une voix acerbe. Vous pensez que j'ai du temps à perdre pour lire ? C'est gentil à vous de vous soucier de mes occupations, mais contrairement à ce que vous pensez, je ne m'ennuie pas.

— Mais c'est important ! répéta-t-elle. Ce que contient cette lettre est la preuve irréfutable que ma mère...

Evrard se décolla du bastingage et lui tourna le dos. Il ne l'écoutait plus. Le son de sa voix l'agaçait. Il s'éloigna sur le pont mais constata avec exaspération qu'elle le suivait tout en déblatérant les informations contenues dans cette maudite missive. Il lui semblait vaguement entendre « ma fille », « assassinat » et « aucun témoin ». Mais il était bien plus concentré à la fuir que de réellement comprendre ce que ces mots voulaient signifier dans leur contexte.

Bandit HeartOù les histoires vivent. Découvrez maintenant