Ch 15 : Le même bateau sous le vent, la pluie et le firmament

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« Tiens-tu réellement à m'appeler ainsi ? »

Sous le ciel matinal, Yuan Lie éclata de rire, à l'inverse de Qian Jingliu qui gardait une expression renfrognée. Ils avaient longtemps atteint le pied de la montagne et ils s'étaient engouffrés dans une mer de bambous s'enveloppant d'un léger manteau blanc vaporeux. Le rire de Yuan Lie se laissa porter par le vent jusque dans les petites feuilles et se mélangea aux chants libres des oiseaux qui se répondaient.

« Oui ! « Shixiong » ! Ling, je t'estime aussi comme un disciple de maître Shen, je ne baisserai pas les bras ! J'apprendrai les mêmes arts que toi pour que nous soyons aussi proches que des frères s'il le faut ! Même si tu es originaire d'une autre province, maître Shen te considère comme un fils. Qian Ling par ici, Qian Ling par là-bas. Il te désigne en tant que sommet de la perfection... Shixiong, ce sommet est très haut, tu sais ? Quand j'étais encore apprenti, j'aimais bien prendre mon temps le matin, même si j'avais des corvées. Mais avec ce shizun, je passe mes heures dans les jardins, dans la forêt et les vallées à faire pousser des herbes ou dans son atelier à écraser des centaines de choses en poudre de toutes les couleurs. Ça a usé les articulations de mes poignets !
— On ne sera jamais proches si tu m'appelles « shixiong », grogna Qian Jingliu sur un ton amer.
— Plus proche que « shixiong »... Shixiong, je ne vois pas. Ah... ? Tu voudrais devenir mon shizun ?
— Cesse de dire n'importe quoi ! » s'agaça Qian Jingliu qui commençait à se sentir vexé quand soudain un bruit dans les arbres attira son attention.

Yuan Lie aussi l'avait entendu et dressé les oreilles pour écouter. Un autre craquement de branches attira leur attention et affûta leur sens aux aguets. Un grognement guttural, lugubre, surgit hors du silence tapi dans l'obscurité. D'un mouvement agile et vif, Qian Jingliu sortit les épées du sac de Yuan Lie et ils se mirent dos à dos.

« Au bruit, c'est certainement un Mo et il nous a flairés, avertit Yuan Lie en fin chasseur expérimenté.
— À nous deux, nous pourrons facilement en venir à bout sans user de nos pouvoirs spirituels, ajouta Qian Jingliu sur un ton confiant.
— C'est certain !, répliqua Yuan Lie avec enthousiasme.
— Tu verras qu'ensemble, toi et moi, nous pouvons venir à bout de n'importe quel obstacle. Fais-moi confiance.»

Le sourire qu'il tourna vers Yuan Lie libéra une décharge de foudre dans le cœur de ce dernier. Ayant l'impression d'avoir vu le soleil en pleine nuit, Yuan Lie déploya un grand sourire.

Tomber sur un Mo de temps en temps n'était pas peu commun, même pour des gens ordinaires. Les deux hommes devaient juste éviter de faire appel à leurs pouvoirs spirituels pour ne pas attirer l'attention du clan ennemi. Ils soupçonnaient les Yu de pouvoir détecter des émanations de qi à travers les Mo, car depuis le début de ce chaos, le clan Yu gardait ces créatures dotées d'énergie spirituelle sous son joug. Lorsque l'une de ces bêtes détectait l'émanation de qi, elle envoyait immédiatement un signal aux espions des Yu et s'il s'avérait être ennemis au clan Yu, d'autres créatures apparaissaient subitement pour tuer les intrus. Pour cette raison, Qian Jingliu et Yuan Lie devaient rester prudents et ne compter que sur la force de leurs muscles.

Brusquement, une bête gigantesque surgit du sous-bois en poussant un cri à faire dresser la chair de poule et donner des cauchemars. Il était aussi gros qu'un ours et il avait le cuir épais et dur, comparable à une armure de coléoptères entrelacés. Sa tête ressemblait vaguement à celle d'un vieux porc ridé sans oreilles et il avait six énormes pattes poilues, dont les premières à l'avant étaient identiques à des fausses pattes de chenilles. En somme, c'était une horrible vision, surtout face à deux magnifiques joyaux sous les cieux. Le Mo chargea et fonça dans leur direction en beuglant un cri lugubre.

Sur une magnifique tapisserie de feuilles vertes digne d'inspirer un conte poétique, Yuan Lie et Qian Jingliu demeurèrent stoïques, semblables à deux statues de glace brandissant sans broncher leurs épées qui rayonnaient nulle autre lumière que celle des rayons du soleil qui perçait à travers les fines brèches de bambous. Avec célérité, les deux hommes dos à dos firent une rotation inversée et enfouirent simultanément la lame de leurs épées dans les flancs du Mo. Ce dernier continua sa course en ne rencontrant que du vide jusqu'à se cogner la tête plus loin contre un gros rocher. Il tomba raide mort sur le coup. Ses points vitaux et ses artères sectionnés répandaient un sang épais et odorant sur la moquette verte. Son corps fut envahi de spasmes nerveux et irréguliers pendant qu'il se vidait de son sang. Toute la scène s'était passée tellement vite que les deux élégantes silhouettes avaient à peine bougé et le monstre n'avait plus émis d'autres cris.

Une Seconde ÉternitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant