Chapitre 1

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21 juin, Beaufort, jeudi soir, 22 h 35, Charlotte, vingt-cinq ans, taille moyenne, cheveux foncés coupés à ras, yeux verts et piercing à l'arcade sourcilière, cultivait le look androgyne et portait des vêtements en simili cuir, un large collier avec des piques et des bottes à plateforme et lacets.

Elle et Ségolène, sa meilleure amie, jolie rousse aux cheveux domptés par un lissage brésilien, montèrent en voiture pour se rendre à une séance de spiritisme avec de nouvelles connaissances, des gothiques de Mulhouse, rencontrés à une soirée privée le week-end précédent.

Le petit convoi de voitures, dix au total s'arrêtèrent devant les grilles du fort, isolé et oublié de l'histoire, de Pontoid.

La quarantaine de participants allait devoir grimper aux grilles pour pénétrer dans l'enceinte du site. Attendant son tour et l'espace d'un instant, comme si le temps s'était mis brièvement sur « pause », Charlotte fut saisie par l'agréable odeur de l'herbe coupée que l'humidité de cette nuit de vieille lune accentuait. Cette césure fugace prit fin quand Ségolène, les bras crispés comme si elle avait froid, lui chuchota « c'est si paisible ici ! ».

Charlotte répondit d'un simple « hm » puis les deux amies suivirent le mouvement avec une dose d'anxiété face au caractère illégal de la situation, mêlée à l'excitation grandissante d'une expérience inédite.

La lune quasi absente et faiblarde jouait à cache-cache au travers d'épais nuages, offrant plus d'obscurité à ces enfants de la nuit, mais cela ne gênait en rien les habitués des séances de spiritisme, qui se dirigèrent sans peine au travers de ce dédale d'allées désertes.

Tous de pierres taillées, la plupart des bâtiments n'avaient qu'un niveau et étaient recouverts de substrat et de végétation, donnant l'impression d'être ainsi sortis de terre, mais quelques autres se dressaient plus fièrement, s'élevant d'un palier, et constituaient les témoins silencieux du passage du temps et des générations d'officiers et militaires qui s'étaient succédé bien avant l'abandon de cette fortification, maintenant désolée.

Enfin, le groupe pénétra dans l'un des bâtiments. Au rez-de-chaussée, Charlotte, dans l'obscurité totale trouva désagréable que l'humidité amplifie l'odeur de terre battue du sol nu de la bâtisse, ce qui constituait à lui seul l'étrangeté de l'endroit. Inquiète, Ségolène passa son bras autour du sien, comme pour s'encourager à poursuivre.

Franchissant un seuil, elles aperçurent des escaliers. Une odeur de benjoin émanait jusqu'au pied des marches et effaça complètement la première senteur. Lentement, silencieusement et dans le noir, telle une procession, les convives gagnèrent l'étage supérieur éclairé.

En haut, la foule avança dans la pièce carrée où une multitude de bougies en cire noire brûlaient le long des murs décrépis et ravagés par le temps. Ces petits flambeaux encadraient la salle, illuminant l'autel improvisé qui trônait au centre.

Faite d'une palette industrielle et couverte d'une nappe avec un pentagramme, cette table honorifique affichait ses accessoires : une coupelle où brûlait de l'encens, un bol tibétain et son maillet, deux calices dorés et deux couteaux, un long au manche sculpté et un court plus basique.

Un homme vêtu d'une toge, de longs cheveux châtains, les yeux et les lèvres maquillés de noirs, était agenouillé devant l'autel et attendait que tous les participants soient attroupés en deux demi-cercles autour de lui.

Charlotte étudia la pièce et remarqua que deux jeunes femmes blondes étaient assises en tailleur au fond, derrière le Maître de Cérémonie. Elle reconnut les deux compagnes de Néo, le meneur, car Charlotte et Ségolène les avaient rencontrées quelques jours plus tôt, grâce à David et Chris, les deux hommes qui les avaient invitées à cette soirée.

Néo se leva l'air grave et invita ses compagnes à prendre place, alors les participants créèrent un cercle autour de lui. Le maître de cérémonie fit chanter son bol tibétain puis il prit l'un des calices, le petit couteau et commença le rituel, en demandant à chacun d'offrir une goutte de sang qu'il fallait déposer dans le récipient doré.

Charlotte regarda Ségolène se piquer le bout du doigt avec cette petite lame, et elle pressa pour faire couler son offrande. Puis vint le tour de Charlotte.

Néo fixa la jeune recrue lisant sans peine sur son visage, le doute et l'inquiétude, mais elle alla au bout de cette étape. Quand tous les participants eurent offert une once de fluide vital, le Maître de Cérémonie alla s'agenouiller devant l'autel. Il leva le calice au-dessus de sa tête et parla dans une langue morte, du latin sans doute, que ni Charlotte, ni Ségolène ne comprirent. Les deux amies se jetèrent un regard complice et se retinrent de piquer un fou rire.

Néo posa la coupe dorée avec beaucoup de respect, puis il saisit le deuxième calice et le porta à ses lèvres. Enfin, le Maître de Cérémonie se leva et tendit la coupe au premier participant, avant qu'il le saisisse, Néo précisa à toute l'assemblée. « Trempez seulement vos lèvres, cette boisson est très puissante. Quand vous aurez bu, vous pourrez vous asseoir. »

Néo fit le tour lentement et en silence, invitant chacun à se joindre à ce qui allait suivre.

Charlotte observa Ségolène porter la coupe à ses lèvres. Tout en rendant l'objet à Néo, la jeune femme humecta ses lèvres. Puis vint le tour de Charlotte. Le maître de cérémonie fixa la jeune femme attendant qu'elle prenne le calice.

— Qu'est-ce qu'il y a dedans ? chuchota-t-elle, anxieuse.

— Vin rouge et champignons, murmura Néo pour la rassurer, tout en affichant un petit sourire qui ne collait pas avec l'intensité de son regard.

Se sentant observée par les autres, Charlotte saisit l'objet et trempa ses lèvres, les humecta et rendit la coupe à Néo. L'homme inclina légèrement la tête pour la féliciter et reprit le cours de la cérémonie. « C'est dégueu ! » s'écœura-t-elle intérieurement en le regardant s'éloigner.

Cette tâche accomplie, Néo reprit sa place devant l'autel, dressa la coupe vers le ciel avant de la déposer à côté de sa jumelle. Le Maître de Cérémonie fit vibrer son bol chantant tout en entonnant une litanie de mantras pour aider les participants à atteindre une transe et guider leur esprit, pour que chacun puisse communiquer avec les morts...

Durant plusieurs heures, les convives, certains assis, d'autres allongés et d'autres encore debout mais se balançant d'un pied à l'autre, ou dansant, se laissèrent aller aux hallucinations et à l'euphorie de retrouver des êtres chers.

La descente, et son retour à la réalité, fut accompagnée par le poids de la fatigue mêlé à l'état de flottement généré par la drogue et l'alcool, consommés pour prolonger le plus longtemps possible ce moment de béatitude.

Alors que l'aube se préparait à poindre, irisant à peine l'horizon, l'assemblée quitta les lieux après avoir mis le feu à la palette en bois tout en veillant à y jeter ce qui restait des bougies.

Conquises par cette soirée de spiritisme, les deux amies partagèrent leur expérience durant le trajet de retour.

Ségolène déposa Charlotte au pied de son immeuble, alors que le soleil se dressait timidement derrière la montagne boisée qui bordait la petite ville. Dans son appartement, Charlotte se coucha illico sans se déshabiller, trop claquée pour ça. 

Kross : le peuple guerrier T1 🔞(terminé)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant