34/ La fille indispensable

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Les yeux d'Alice ne cillent pas. Elle penche un peu la tête comme si elle cherchait à évaluer l'homme qui s'est immiscé dans la conversation. Il est plus petit que Dante. Ses cheveux encore foisonnants et qu'il porte courts, sont presque entièrement blancs. Il est habillé d'un costume trois pièces gris foncé impeccable, et chaussé de derby étincelantes de propreté. Il porte sur le visage l'autorité dont il fait preuve chaque jour à la tête du clan et de l'entreprise familiale. Un patron. Un maître.

— Bonjour, M. de Luca. Ravie de vous rencontrer enfin, même en de telles circonstances, dit alors Alice en se levant et en tendant la main pour lui serrer la sienne.


Si Vittorio de Luca avait été un homme impressionnable, il aurait sans doute eu un mouvement de recul face à la vivacité de l'anglaise. Face à sa vivacité, et face à la lumière qui émane naturellement d'elle. Alice est radieuse. Elle porte pourtant un chemisier froissé, affublé d'ananas sur fond bleu ciel et un corsaire vert pétard qui tranche avec ses baskets blanches. Elle ne paraît ni fatiguée, ni défraîchie comme on pourrait l'attendre d'une personne qui vient de passer une nuit blanche mouvementée... comme Dante Lombardi, par exemple. Lui, son visage, et l'affaissement de son corps, accusent les heures de veille, et la violence de la nuit. Face à Alice, il fait pâle figure malgré sa taille.

Mais Vittorio n'est pas un homme impressionnable. Il serre la main menue qui s'est glissée dans la sienne et lui imprime un mouvement sec et vigoureux.

— J'attends ma réponse, Mlle Baggersmith.

— Et je vais vous la donner. Si nous n'avions pas pris la mesure du danger qui rode autour de Francesca, ça n'est plus le cas. Si M. Lombardi est nécessaire, il n'est pas omnipotent. Alors quoi de mieux que des amis fidèles pour compléter la protection de Francesca. Nous passerons inaperçus et nous serons vigilants.

— Vigilants ? répète Vittorio de Luca avec une pointe de doute dans la voix.

Dante, qui s'est redressé, ne décolère pas de ce qu'il entend. Il est parfaitement conscient que le fiasco de ce soir découle d'un ensemble de circonstances toutes plus stupides les unes que les autres. Stupides et évitables. Il en veut à Francesca d'avoir provoqué cette situation totalement absurde de colocation et de n'avoir pas pris la mesure du danger qui la guette. Il en veut aux étrangers de s'immiscer ainsi dans sa mission. Enfin, il s'en veut d'avoir baissé la garde.

Cette mission est, pour le moment, proche du ratage total, et l'anglaise veut en plus en rajouter ?! Comme s'il avait besoin du Club des cinq pour l'aider à protéger Mlle de Luca. C'est un comble !


Vittorio a écouté Alice avec attention. Il a apprécié sa façon de s'exprimer en italien. Malgré son accent impossible, elle n'a presque pas fait d'erreur. Cette application le surprend. Il a l'habitude d'avoir des interlocuteurs anglais qui ne prennent pas la peine de s'intéresser aux langues de leurs collaborateurs étrangers. Ils utilisent leur langue qu'ils considèrent universelle.

Ensuite, sa proposition. Elle parle non seulement en son nom, mais en celui de ses amis sans aucun doute dans la voix. Elle est sûre d'elle et ne se montre pas impressionnée par l'ampleur de la tache ou la dangerosité qu'elle pourrait revêtir.

Vittorio jette un œil à Dante. Comme lorsqu'il a surpris leur conversation dans le couloir, le jeune homme est prêt à sauter à la gorge de la jeune fille. Cette attitude le surprend. Dante est plutôt flegmatique par nature. Pas nonchalant. Flegmatique. Et certainement pas colérique. C'est une force, notamment lorsqu'il est face à une mission délicate. Vittorio ne l'a pas pris au sérieux lorsqu'il a parlé de l'impossibilité de travailler avec cette Alice Baggersmith dans les parages. Maintenant, qu'il voit la métamorphose de son poulain, le patriarche est intrigué.

— Dites-moi, Mlle Baggersmith, je me demande bien comment vous pourriez être utile à ma petite-fille. Même si votre intervention ce soir a contribué à lui sauver la vie, vous ne semblez pas particulièrement taillée pour le combat ou la surveillance... Vous n'êtes qu'une étudiante. Sans compter que vous ne connaissez Francesca que depuis peu. Pourquoi feriez-vous ça pour elle ?

— Et bien... Je ne fais pas ça seulement pour elle, dit Alice en se retenant à grand peine de regarder dans la direction de Dante. Je ne vous cache pas que j'ai un intérêt personnel dans cette affaire.

Vittorio ne pose pas la question qu'il devrait pourtant poser après une telle réponse. Il sait pour l'homosexualité de Francesca. Et s'il l'accepte pour le moment, il n'entend pas en discuter avec une potentielle « petite amie ». Il est le pur produit de sa génération. Tant qu'il ne constate rien de manifeste, il n'y a pas lieu d'en parler.

Vittorio de Luca se méprend donc totalement sur « l'intérêt personnel » d'Alice. Et Alice n'éclaircit rien puisqu'on ne lui demande rien. Quant à Dante qui fulmine dans son coin, il saisit l'occasion pour demander à son patron de lui accorder un entretien privé.

Les deux hommes s'éloignent donc de l'anglaise qui en profite pour entrer dans la chambre de Francesca, non sans leur accorder un dernier regard. A-t-elle réussi à convaincre Vittorio de Luca de l'utilité de la colocation pour la sécurité de Francesca ? Ou Dante va-t-il réussir à éloigner les étudiants étrangers de l'héritière, et de lui ?


L'obstination d'Alice BaggersmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant