— As-tu seulement des rêves, Francesca ?
— Bien sûr !
— Quelque chose qui ne concerne pas tes talents artistiques ?
Francesca ouvre sa bouche pour répondre. Puis la referme. Elle n'a jamais réellement songé à son avenir. Des portes s'étaient fermées sans qu'elle s'en inquiète, car d'autres s'ouvraient largement. Elle aime ce qu'elle étudie. Peut-être fera-t-elle du journalisme ou du conseil ? Mais peut-on considérer cela comme un rêve ? Pas exactement. Plutôt un aboutissement. Une orientation. Une existence satisfaisante.
Enfant, elle avait eu des rêves : danseuse de ballet après que sa mère l'ait amenée en voir un, patineuse après avoir vu les épreuves des jeux olympiques, boulangère après être tombée amoureuse à dix ans de Giorgio Fumetti, le fils du boulanger...
Jamais rien de vraiment sérieux. Jamais rien qui ait débouché sur une passion. Même pas le dessin. Elle aime dessiner. Mais elle ne se voit pas en faire sa vie. C'est un moyen pour elle de se détendre, de se surpasser aussi. Parce qu'elle a des facilités. Pas du talent. Des facilités. Sa créativité est souvent bridée par son pragmatisme. Elle le sait.
Elle le sait quand elle voit les œuvres tellement plus inspirées de Giulia. Son amie sait capturer l'âme et l'essence du sentiment qu'elle cherche à transmettre. Le talent. Francesca, elle, navigue à vue. Rien ne sort de ses tripes. Dessiner ou peindre n'est pas une nécessité, un besoin. Elle aime la beauté, l'admire et tente de la reproduire à sa manière. Alors elle n'a pas de rêve d'artiste. Se censure-t-elle ? Restreint-elle sa vision des choses volontairement pour se conformer à un schéma inconscient ?
Alors que ses cousines n'ont jamais semblé ressentir de frein, Francesca se rend compte qu'elle a toujours eu conscience du poids du clan sur ses épaules. Elle ne s'est jamais sentie suffisamment libre pour rêver réellement. Pour elle, c'est illusoire parce qu'elle est convaincue de n'avoir jamais rien choisi. Elle s'est laissée porter. Finalement, elle s'est toujours protégée de la désillusion.
— Je pourrais en avoir si j'étais libre.
— Tu as toujours été libre, Francesca. Tu penses ne pas avoir de rêve à cause du clan, de l'entreprise. Mais peut-être que c'est toi qui ne veux pas leur échapper ? Peut-être as-tu toujours voulu en faire partie ?
Francesca s'étonne de la résonance que rencontre en elle ce que vient de dire son grand-père. Elle se souvient du plaisir qu'elle avait en accompagnant son père au bureau. Ses efforts pour retenir ce qu'il prenait le temps de lui expliquer après qu'elle ait posé une question. Oui, elle avait aimé ce que faisait son père. Elle avait aimé le sentir au centre d'une toile si minutieusement agencée. Elle avait eu envie d'être comme lui. D'avoir la même importance et le même respect.
Hans Fassbender a tort en pensant qu'elle est trop égoïste pour songer au bon fonctionnement de l'entreprise familiale. C'est juste, qu'elle ne pense pas qu'il y ait besoin de sacrifice pour cela. Pragmatisme et détermination.
— Tu vois. Je l'ai vu l'an dernier quand j'ai fait faire à tous mes petits-enfants ces stupides stages dans l'entreprise. Gabriel et Luigi étaient trop jeunes pour s'y intéresser. Gregorio, trop stupide. Laria et Olivia ont bien d'autres préoccupations... mais toi. Toi, tu as été parfaite. C'est pour ça que je dois te marier, Francesca. Il faut que je te trouve un mari parce que si je veux que l'affaire te revienne, tu ne peux pas être seule. Il te faut un homme qui te laissera ta place et te soutiendra face au reste de la famille, face à nos ennemis, face à nos amis.
— Un homme qui me soutiendra ! L'homme que vous me ferez épouser prendra les rênes et ne me laissera rien, grand-père ! Vous le savez bien. Je ne suis qu'une femme, comme dit si bien oncle Battista ! Pourquoi ne puis-je pas diriger seule !?
— Pour les mêmes raisons que tu viens d'évoquer. Malheureusement, les choses ne changeront pas assez vite pour te le permettre. Pas dans notre clan. Mais je retiens que tu ne serais pas réticente à l'idée de prendre la tête de l'entreprise familiale si l'opportunité se présentait...
Vittorio a raison. Francesca n'a pas réagi à l'idée de reprendre l'affaire familiale. Elle a réagi à sa plus que probable éviction à cause d'un mari forcément avide.
— Je n'y avais jamais pensé, grand-père.
— Vilaine menteuse, dit-il en souriant alors qu'il vient se rasseoir à son bureau. Quand tu étais enfant, rien ne te plaisait plus que de venir avec ton père au travail.
— J'étais petite.
— Mais déjà très intelligente et déterminée. C'est ce que j'attends de toi. Intelligence et détermination. J'ai consulté ton emploi du temps. Tu as deux après-midis de libre par semaine. À partir de la semaine prochaine, tu les passeras au siège de l'entreprise avec Mlle Sorrento. Sous couvert d'apprendre les ficelles du secrétariat de direction, qui va dorénavant devenir ta nouvelle et incroyable passion, tu te familiariseras avec l'entreprise.
— Et quand est-il de Hans Fassbender ?
— Tu l'aimes bien finalement ? Je croyais qu'il n'avait d'yeux que pour ton amie espagnole ?
— Mais, vous avez dit...
— J'ai dit ce que tu voulais entendre. M. Fassbender père et moi-même avons d'autres moyens de nous lier. Il me semblait juste que ce Hans aurait pu faire un mari convenable, car contrairement à ce que tu crois, je ne veux pas te punir.
Francesca est silencieuse. Bien sûr, comme d'habitude, son grand-père sait tout. Le moindre mot prononcé. La moindre attitude. Lombardi a bien fait son travail. Elle ne l'avait même pas senti lorsqu'elle avait remis Hans Fassbender à sa place.
— Je ne fais pas d'étude de finances. Il me sera difficile...
— Tu crois que j'en ai fait, moi !? Ah ! Et puis, dorénavant, Lombardi sera ton garde du corps-chauffeur-homme à tout faire. Il sera dans l'appartement à côté du tien. J'ai fait faire des aménagements. Ne te venge pas trop sur lui. Il est... disons que je tiens à lui.
Francesca regarde son grand-père, incrédule.
— Non.
— Comment ça non ?
— Je ne veux pas que Dante Lombardi reste près de moi.
— Ah ! Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi !
— Moi aussi ?
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L'obstination d'Alice Baggersmith
ChickLitIl n'y a qu'une Alice Baggersmith. Et c'est heureux ! Le monde ne se relèverait pas s'il y en avait deux. Son obstination est légendaire, comme sa bonne humeur et son langage de charretier. On l'aime ou on la déteste. Au choix. Mais l'indifférence n...