38/ La solitude de Dante

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Tout le monde s'est finalement endormi. Seule Alice n'a pas réintégré sa chambre. Elle a discuté tardivement avec Francesca et s'est assoupie en tenant la main de l'italienne. Sa position n'a pas l'air très confortable, mais la fatigue a eu enfin raison de son inépuisable énergie.

Dante la regarde un instant avant de s'assurer que Francesca va bien. Elle l'a échappé belle. Elle n'en a pas conscience, mais il s'assurera que cela ne se reproduise plus jamais. Il l'a promis à son patron.

Après avoir vérifié pour la troisième fois de la nuit, les serrures fermées de la porte d'entrée, le jeune homme finit par s'asseoir dans l'unique fauteuil de la chambre de Francesca et ferme les yeux. Il repense à l'altercation au Busquador et sourit. Sur le moment, dans ces toilettes répugnantes, il était vraiment en colère, mais en réalité, il avait adoré s'en prendre à ce type. Comme il a apprécié réaliser la mission que Vittorio lui a donné juste avant. Après des jours entiers à ne rien faire, sinon coller aux semelles de Francesca, ça lui a fait du bien de rentrer dans le vif du sujet, de reprendre les automatismes. Il ne peut nier que ses missions habituelles lui manquent. Jouer des poings aussi. Il en a besoin. Avant ce soir, il envisageait de s'inscrire à un club de boxe pour palier au manque d'action...

Ce soir, il réalise que ça ne suffira sans doute pas à le contenter. Dans un club, il faut respecter des règles et, contrairement à ce que l'on pourrait penser, garder son calme. Ça n'est pas ce qu'il cherche. Ça n'est pas ce qui le contente. Ce qu'il aime, c'est la castagne. Le combat plein de colère et de méchanceté.

Ce soir, c'était comme au bon vieux temps quand il finissait en sang à courir dans les rues de Naples pour échapper à des poursuivants qu'il avait préalablement bien énervés ou bien quand il combattait dans l'Arène. Pas qu'il regrette l'époque où il n'était que l'orphelin Lombardi, mais il en subsiste des sensations fortes qu'il ne parvient pas à oublier. Des sensations marquantes. Les seules de sa prime jeunesse, car de sa vie auprès de Salva et Giuseppe, ses parents, il n'a que très peu de souvenirs. Un parfum entêtant de jasmin. Une promenade à dominer le monde depuis les épaules de son père. Le sourire de sa mère. Peu de souvenirs donc.

C'est après leur disparition que son existence avait pris une tournure bien différente. Celle qui l'avait façonnée. Il avait vite échappé au reste de la famille Lombardi. Instable, ingrat, bagarreur avaient été les adjectifs les plus souvent utilisés pour lui. Une enseignante qui avait cru en son intelligence avait tenté de lui tendre la main. Il l'avait mordue. Il ne voulait plus aimer, ni s'attacher. Parce que perdre faisait beaucoup trop mal.

Encore aujourd'hui, il garde cela en tête. Aucun attachement. Même pas pour Gina. Elle aussi a grandi dans la fange de Naples, seule, son jeune frère collé aux basques. Ils se sont toujours épaulés, mais pas aimés. L'amour est une faiblesse qu'aucun d'eux ne peut se permettre. Aujourd'hui, il voudrait juste lui faire profiter de l'opportunité que Vittorio de Luca a décidé de lui offrir. Mais elle refuse inlassablement, préférant rester dans son monde. En cet instant, il en vient à se demander si ça n'est pas elle qui a raison, au final.

Il soupire. Non. Bien sûr que non. On ne peut pas préférer la violence implacable et injuste, la douleur, la solitude, à ce que lui a donné Vittorio : une famille. Une protection inébranlable.

Dante revoit le jour de leur rencontre, 11 ans auparavant. Il revoit le vieil homme se présenter à l'entrée du bouge dans lequel il passait parfois une nuit ou deux avec une fille. Il avait presque 15 ans. Ces filles étaient plus âgées que lui. Elles n'avaient pas de nom. Il leur rendait de menus services contre des faveurs qu'elles exécutaient de bonnes grâces, sans jamais chercher à lui soutirer autre chose. C'était pour lui une autre façon d'extérioriser cette force vitale qui le poussait à se battre et à vaincre.

Vittorio de Luca était venu jusque-là pour le voir et lui parler. L'échange avait été étrange. Lui sur la défensive, prêt à mordre. Le vieux, calme et posé, sans peur apparente. Il n'était qu'un gosse paumé que la rue allait broyer un jour ou l'autre. Vittorio était déjà respecté et établi. Il disait vouloir honorer une promesse. C'est tout ce qu'il avait donné comme justification ce jour-là. il n'en avait jamais donné d'autre.


Dante se frotte les yeux. Il doit essayer de dormir un peu pour assurer le coups demain. Seuls comptent l'instant présent et sa mission. Vittorio a été clair. Quelqu'un sait pour Francesca. Quelqu'un a deviné qu'elle ne faisait pas ce « stage » dans l'entreprise par hasard. Et ce quelqu'un anticipe. Pour Vittorio, il ne fait aucune doute que ce qui s'est passé ce soir au Busquador n'est pas un incident dû au hasard. À lui, Dante Lombardi, de la préserver de tout danger, car il sera maintenant impossible d'empêcher d'autres tentatives d'élimination.

Il regarde une dernière fois sa protégée. Puis son regard glisse jusqu'au visage d'Alice presque enfouie dans le creux de ses bras croisés sur le lit. Difficile de croire que cette fille à 23 ans. On dirait une gosse entrant dans l'adolescence. Il ne comprend toujours pas comment une gamine si insignifiante arrive à le mettre hors de lui aussi facilement. Et pourquoi elle persiste à le contrarier, alors qu'il la repousse sans ménagement. Il ne va pas perdre de temps à chercher à le comprendre. Il doit juste arriver à garder son calme. Il sait faire. Il a triomphé d'épreuves bien plus dramatiques et bien plus difficiles. Alice Baggersmith n'a rien d'insurmontable. Non absolument rien. Surtout maintenant qu'il a un studio.


L'obstination d'Alice BaggersmithOù les histoires vivent. Découvrez maintenant