Epilogue

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Ap. la première guerre – jour 1

Allongé sur un drap humide, qui tenait lieu de lit de soin, sous le couvert des arbres de la forêt, Obsi se crispait sous la douleur des attentions que lui prodiguait Joack. Le visage à demi calciné de l'elfe porterait à jamais la marque du scélérat, Moïe Las'Dylis, cette vermine impure qui devait être éradiquée.

— Cesse donc de gesticuler, Obsi, je ne terminerai jamais les soins sinon, répétait inlassablement Joack, incapable de retenir sa frustration devant ce patient si peu docile.

— Et si toi, tu reglisses un ongle par inadvertance sur cette plaie, je te coupe chacun de tes doigts l'un après l'autre, gronda Obsi dont l'avertissement résonnait bel et bien comme une menace.

Joack n'avait pas l'intention de se laisser déstabiliser par la haine et la violence bien connue des hommes qui souffrent. Feu son père avait été général, il avait vu bien des soldats blessés, même si ce n'était qu'à l'entraînement, qui ne retenaient plus aucune de leurs idées cruelles et se défoulaient sur les bonnes âmes qui travaillaient à préserver au mieux leur intégrité physique. Ces scènes, Ces actes incontrôlés de colère brute, qualifiés de « virils » par la populace guerrière, n'avaient été que sa première leçon sur le comportement des êtres dit « intelligents » ; en chacun se cache une part de haine, refoulée aux yeux de la société par soucis de bien séance. Mais en réalité, sans l'hypocrisie générale, loin de toute éducation vouée à brimer les vivants, au plus profond de tous, l'âme est mauvaise, perverse, féroce.

— J'ai pu observer des enfants moins pleurnichards, commenta Joack à bout de patience, tandis qu'il plaçait la dernière feuille imbibée d'un onguent improvisé.

Obsi se redressa, il palpa de la pulpe d'un doigt le travail de Joack sur ses chairs à vif et dû bien admettre que c'était parfait. Le garçon venait certainement de lui sauver la vie, ou du moins une bonne moitié de sa face. L'elfe se rapprocha de lui, l'enlaça tendrement et baissa son regard de cristal pour se plonger dans celui, charbonneux, que lui renvoyait Joack. Ce dernier devait renverser la tête en arrière dans un axe peu confortable s'il voulait conserver le lien visuel avec Obsi qui le surpassait de deux bonnes têtes. Se caressant mutuellement de leurs yeux avides d'un feu passionnel, ils restèrent ainsi aussi longtemps que nécessaire pour espérer éteindre leur désir. Joack glissa un œil envieux sur la moitié des lèvres intactes d'Obsi. Il devait le laisser se reposer. Il le savait. Mais voir cet homme le dominer de sa stature, le dévorer dans une expression éminemment virile, sentir son souffle s'accélérer et voir son corps évoluer sans autre stimuli qu'un regard était une sensation nouvelle pour Joack. Il frémissait sans le vouloir sous la poigne d'Obsi qui lui serrait le bras à s'en faire blanchir les phalanges. Se plonger dans cette émotion, dans ce ressenti purement primitif, était tout ce qui permettait encore à Joack de vivre sans plier sur le poignard profondément enfoncé dans ses entrailles depuis le parricide.

— Nous devons retrouver Tourma et Ebe, murmura Joack du bout des lèvres avec l'air contrit de celui qui se résigne.

— Tourma et Ebe vont devoir attendre, affirma Obsi en retour.

Le tranchant de sa voix était un opposé parfait aux doutes qui transpiraient chez le jeune Joack. Lui, avait grandi dans le doute. Il avait été élevé dans le doute ; Le doute de sa légitimité, le doute de ses origines, le doute de sa valeur... Il se laissa donc, sans surprise, guider par le bras ferme de son idole. Obsi l'entraîna vers la petite couverture humide. Il balaya du pied le matériel de soin sans rien observer d'autre que son partenaire. Joack aurait juré qu'il brulait de l'intérieur. Un feu ardent consumait son être, mais celui-ci n'avait rien à voir avec celui, douloureux, de la honte et du regret. Non, ces flammes-là incendiaient tout sur leur passage, jusqu'à la lame qui le torturait depuis ce jour fatidique. Il la sentit fondre comme l'acier dans le fourneau. L'elfe raffermit sa prise, colla leur torse l'un contre l'autre, lui embrassa le cou dans une caresse assez puissante pour le marquer à vie. Les cœurs à l'unisson, les souffles liés, les deux hommes se laissèrent glisser sur le sol froid. Le baiser humide et glacé de la couverture imbibée de rosée ne put rien contre le brasier qui se répandait tout autour d'eux. Ils n'étaient plus qu'un lorsque leur corps fusionnèrent. Obsi se laissa aller sous le contact délicat de Joack, ses petites mains parcouraient son dos avec une douceur inouï. Sous cet assaut de tendresse, il sentait pour la première fois son cœur s'animer d'une énergie nouvelle, tendre. Joack profitait de la force d'Obsi. Ses bras le tenaient à lui briser les os, ses caresses fougueuses transpiraient d'une violence mal contrôlée, animale. Il s'abandonna à cette emprise agréablement douloureuse sans plus de réflexion, seul remède contre son âme meurtrie.

***

Le chant d'un oiseau sorti Enya de sa rêverie. Jamais elle n'en avait vu d'aussi extraordinaire. Le plumage rouge écarlate du volatile était parsemé d'une multitude de filaments d'or. Sa voix était plus mélodieuse qu'aucune autre mais aussi harmonieuse que solennelle. Enya releva sa longue crinière rousse en un chignon parfait et s'approcha de cet être mystérieux. Encouragé par l'intérêt de son unique public, l'animal redoubla d'effort. Il releva sa tête délicate, laissa son ornith flotter avec élégance dans la brise fraîche des matins flendïens et sorti un son d'autant plus clair et enchanteur de son bec d'or. La complainte, aussi légère soit-elle, avait une signification. Enya connaissait chacune des espèces vivantes du continent. Même la faune de la forêt d'Imalt n'avait plus aucun secret pour elle. Du plus petit insecte au plus fort des lions d'argent, sa terre ne pouvait rien lui cacher. Elle s'accrocha aux barreaux de bois qui entouraient sa prison végétale et se plongea dans une observation intense de son visiteur. La mélodie était régulière, précise. Elle se répétait dans une litanie qu'elle aurait jurée divine.

Enya ferma machinalement les yeux, mue par une force invisible. Elle se laissa emporter par le chant qui résonnait dans son âme et autorisa son corps à suivre le tempo primitif dans une danse aussi primaire qu'instinctive. Elle tournoyait sur elle-même, ses bras ondulaient dans un accord peu coordonné, la tête renversée à l'image de son nouvel ami plumeux, et ses lèvres murmuraient la mélodie sans la connaitre comme un cœur chante à l'orchestre. La force d'un sentiment plus fort que tout l'arrêta dans son élan anarchique. Une tristesse l'envahit subitement, les larmes d'une mère impuissante jaillirent de ses yeux clairs, ses genoux touchèrent le sol sans qu'elle leur ait demandé. Tête basse et corps soumis au ciel, elle pleura. Elle pleura jusqu'à ce que le chant de l'oiseau évolue sa rythmique. En son cœur, un soulagement accompagna son désespoir au moment même où la mélodie se mua en une symphonie envoutante et forte. Elle rouvrit les paupières, l'oiseau avait disparu. L'elfe s'accroupie, se saisit de la branche de Shakam rituelle sous son lit, enserra ses mains tout autour et pria un remerciement silencieux à la déesse Kirïa. Son fils était entre de bonnes mains, les dieux veilleraient sur lui.

***

Dans ses appartements, le roi tournait autour de son bureau comme il ferait les cent pas. Sa couronne pesait sur son crâne, lui enserrait douloureusement le front. Il s'arrêta, s'accouda à sa fenêtre, et observa sans le voir son royaume. Sa fille pourrait-elle le seconder ? Elle n'était qu'une femme, mais la cour ne pourrait-elle pas accepter un peu d'évolution ? Malvina devrait bientôt prendre époux. Son amourette avec le rôdeur Luvac n'était pas passée inaperçu, mais elle représentait le joyau de la couronne de Sora à l'heure actuelle. Malvina, cette jeune guerrière prodigieuse, élue des dieux, avait, aux yeux du peuple, une valeur humaine et diplomatique plus élevée que sa fille n'atteindrait jamais. Il en allait de même pour Athèlme. Et pourtant, le galopin ne semblait se soucier de rien d'autre que de la force de ses bras et de la puissance de ses incantations ; Moïe n'aurait-il pas pu les éduquer plus en lien avec la noblesse ?

Moïe.

Une larme accompagna les pensées de Sar Ier. Elle glissa sur sa joue sans qu'il ne prenne la peine de l'essuyer et continua sa course jusqu'à s'écraser sur le rebord de la fenêtre. Sar, lui, n'avait pas quitté le ciel des yeux. Il aurait aimé y lire un message, comme son conseiller savait le faire. Mais il le savait, à partir de ce jour, il devrait évoluer sans ses lectures précieuses, sans ses conseils avisés, sans un ami bienveillant à ses côtés, sans Lui.

Le regard dans le vide,il songea à l'avenir.


FIN

Les Reliques du Damné - T.I TrahisonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant