Chapitre 22

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Ce n'était qu'en 1960, à l'âge de trente deux ans, que Sarah commença à écrire son livre. David venait d'avoir cinq ans et il se trouvait actuellement à l'école. Ce qui permettait à Sarah de travailler en toute tranquillité. Elle jonglait entre son manuscrit et les livres qu'elle vendait à la librairie. A sa grande surprise, elle s'aperçut que son écriture se faisait plutôt fluide et qu'elle ne se cassait pas trop la tête pour aligner les phrases. Elle avait déjà écrit les chapitres sur son enfance avant la guerre. Quelques fois, il lui arrivait de verser quelques larmes en souvenir de ces bons moments en famille. Sous le ciel étoilé, Alexandre jouait de la guitare à l'anniversaire de Sarah. Elle venait d'avoir sept ans. Elle portait une robe à fleurs et dansait comme une folle autour du feu de camp. Son père et sa mère les regardaient en applaudissant. Sa famille lui manquait terriblement. Sarah demanderait n'importe quoi pour la faire revenir dans ce monde. Replongeant dans son écriture, elle attaqua le prochain chapitre avec la guerre. Elle y inclut les dates importantes de cette période pour que les lecteurs aient tous les renseignements nécessaires. Puis elle décrivit la situation de sa famille. Nous n'avions plus le droit d'aller dans les lieux publics, nous devions tout le temps porter l'étoile. Nous ne pouvions plus faire nos courses à n'importe quelle heure. On nous insultait dans les rues. Il nous arrivait même de recevoir des crachats. Nos amis nous tournaient le dos. Mon père n'arrivait plus à exercer la médecine. Beaucoup de professions nous étaient interdites. Nous n'avions plus le droit à l'assurance-maladie. Nous étions devenus des pestiférés parce que nous étions juifs. Sarah parla aussi de leur cachette. Nous vivions enfermés dans un grenier, nuit et jour, sans faire de bruit, sans eau potable, avec les odeurs de nos excréments. Nous passions notre temps à avoir peur qu'on nous dénonce et qu'on nous arrête. Il fallait toujours trouver une occupation pour ne pas basculer dans l'ennuie, dans la déprime ou dans la folie... Elle dénonça aussi les conditions de vie de Drancy. Nous mourrions de soif et de froid. Nous étions sales. Nous étions enfermés comme des hors-la-loi. Les gens pleuraient. C'était ça la France pour les Juifs... Sarah reposa sa plume. Ses yeux commencèrent à piquer, il était temps de s'arrêter pour aujourd'hui. Elle but son café, rangea quelques livres dans les rayons, puis partit chercher son fils à l'école.


Les jours suivants, elle reprit son écriture sur la déportation. Elle décrivit les affreux wagons à bestiaux qui transportaient les déportés vers leur destination finale. Nous étions serrés les uns contre les autres, nous ne pouvions pas nous asseoir. Nous devions faire nos besoins dans un seau devant tout le monde. Nous n'avions pas la possibilité de nous essuyer les fesses. Nous restions sales, nous sentions mauvais. Nous voyagions pendant trois jours et trois nuits sans eau et sans nourriture. Les gens mourraient. Sarah versa quelques larmes. Ce souvenir fut l'un des plus terribles de tous. Elle en était restée traumatisée. Elle raconta à présent son arrivée à Auschwitz sous les aboiements des chiens. Nous descendions du train et les allemands nous faisaient subir la fameuse sélection. Hommes et femmes devaient se séparer. Les personnes âgées et les enfants étaient immédiatement transportés vers les chambres à gaz. Mon petit frère en faisait partie... Sarah ne put s'empêcher de pleurer. Si je n'avais pas triché sur mon âge lors de la sélection, j'aurais été gazée avec lui. Maintenant, Sarah dénonça ce que les déportés survivants devaient subir à leur entrée au camp. La mise à nu devant tout le monde, la séance tatouage sur le bras, le rasage des cheveux et des poils... Elle parla d'humiliation et d'actes de barbarie. Ils n'hésitaient pas à nous frapper à mort pour nous faire obéir. Les lignes s'enchaînèrent sur les pages du manuscrit de Sarah. Elle détailla tout son vécu à Auschwitz. Elle donna toutes les informations nécessaires aux lecteurs. Elle décrivit même une scène terrible dont elle avait été témoin. Une kapo avait volontairement fait un croche-pied à Simone qui était en train de transporter nos seaux d'excréments. Celle-ci n'avait pas pu éviter son pied et s'était cassée la figure en se les reversant dessus. Furieuse, la kapo s'était mise à la frapper en la traitant de sale juive qui empestait la merde. Simone n'avait jamais pu se relever. Par la suite, elle expliqua le déroulement des chambres à gaz et des fours crématoires. Ils enfermaient les gens dans une salle de douches, leur faisant croire qu'ils allaient les désinfecter. Ils balançaient même les bébés sur eux pour gagner de la place. Puis un allemand se chargeait de balancer du Zyklon B par la trappe au dessus du toit. Le gaz s'étendait dans toute la pièce et les gens agonisaient pendant une quinzaine de minutes, rejetant leurs excréments. Ils criaient. Ils se piétinaient. Ils se marchaient dessus. Les enfants finissaient tous écrasés. Les femmes accouchaient... Ensuite, des déportés venaient ramasser leurs cadavres pour les transporter dans les fours crématoires...


Au bout de huit mois, son manuscrit avait pris beaucoup de volume. Sarah termina son histoire avec la marche de la mort et la libération d'Auschwitz. Ensuite, elle s'accorda un repos bien mérité. Elle profita qu'il fasse beau pour se promener dans les parcs de Paris avec son fils. Les oiseaux chantaient, les abeilles survolaient les fleurs. On oublierait presque le bruit des voitures et des klaxons. Après une bonne heure de marche, Sarah et David se posèrent sur un banc. Tout en dévorant leurs sandwichs au jambon, ils observèrent les passants. Il y avait une vieille dame qui promenait son petit bichon à la laisse, un couple qui se tenait par la main, des enfants qui se courraient après en se criant dessus...


- Maman, j'aime bien ce petit coin-là, se confia David.


- Moi aussi, confirma Sarah.


- Il y a des arbres, de l'herbe et des fleurs comme dans notre ancienne maison. Je n'aime pas la ville. L'air pue. Il y a trop de bruit.


Sarah eut un pincement au cœur en repensant à la maison de Lucas. Ils seraient beaucoup mieux à la campagne qu'en ville, mais elle ne se voyait plus faire les voyages entre son domicile et son travail, et il faudrait tout reconstruire. Elle frissonna lorsqu'elle ressentit de l'air frais lui caresser le visage. Le soleil était en train de se cacher derrière de gros nuages. Comme il menaçait de pleuvoir, ils se dépêchèrent de rentrer à l'appartement.


Pendant les semaines qui suivirent, Sarah relut son manuscrit et fit corriger les fautes et les tournures de phrase par l'instituteur de David. Cela prit beaucoup de temps. Ensuite, elle envoya son manuscrit à des maisons d'édition. Quelles que soient leurs réponses, Sarah fut ravie d'avoir pu tenir la deuxième promesse qu'elle avait faite à Lucas. Elle se sentait plus légère. On aurait dit que son cerveau s'était libéré du poids de son passé. L'écriture servait bien de moyen de thérapie.


En janvier 1961, lors de sa trente troisième année, Sarah fut contactée par une grande maison d'édition de Paris pour la publication de son manuscrit. Folle de joie, elle fêta l'événement avec son fils de six ans en l'emmenant au restaurant et au cinéma.


- Les gens pourront lire ton livre comme ceux de Victor Hugo ? demanda David l'air pensif, en avalant ses frites.


- Oui, confirma Sarah avec le sourire.


- Trop bien ! Ils vont être jaloux de moi.


- Pourquoi dis-tu ça ?


- Parce que je suis le petit garçon d'un écrivain.


Sarah ne put s'empêcher de rire. Pour qu'elle devienne écrivaine, son livre allait devoir se vendre, et rien ne fut encore gagné de ce côté-là. Mais dans tous les cas, Lucas et Rose auraient été fiers d'elle.
Son livre se vendit dans les librairies en 1962. Sarah devint très rapidement une jeune autrice de trente quatre ans, lue et reconnue dans toute la France. Son histoire bouleversa des milliers de gens, elle fut considérée comme étant un excellent témoignage de la déportation des Juifs. David, âgé maintenant de sept ans, parla beaucoup de sa maman à l'école, y compris de leurs voyages en train pour dédicacer ses livres.


- Nous sommes allés à Marseille, à Lyon, à Bordeaux, à Nantes, à Strasbourg, à Lille, et à Toulouse, énuméra-t-il avec grande fierté.


Il était évident que la vie de David et de sa mère avait pris un autre tournant avec leurs nombreux voyages le Week-end. Il y avait même eu du changement à la librairie où travaillait Sarah. Les clients étaient devenus plus nombreux à cause de sa notoriété. Le planning devenait serré.

Survivre après AuschwitzOù les histoires vivent. Découvrez maintenant