Chapitre 36

24 2 4
                                    



Ce fut avec le grand sourire que Sarah quitta l'hôpital avec Vincent. Elle prit un taxi pour rentrer chez elle. David les accueillit à bras ouverts devant l'appartement. La petite famille put enfin démarrer une nouvelle vie à trois. Les journées et les nuits furent éreintantes, Sarah jongla entre la librairie et son rôle de maman. Vincent pleura beaucoup. Elle n'arrivait plus à se reposer. De grosses poches noires pendaient sous ses yeux et ses sautes d'humeur devenaient de plus en plus fréquentes. En plus du manque de sommeil, elle devait aussi gérer son stress au quotidien. Alexander était toujours dans le coma et il pouvait mourir du jour au lendemain. Aujourd'hui, elle tenta d'oublier ses soucis en se concentrant sur son travail. Mais malheureusement, ce ne fut pas vraiment une belle réussite. Une cliente dut la récrier plusieurs fois pour qu'elle prenne le temps de l'écouter.

- J'achète ce livre avec une remise dessus, lâcha la dame boulotte, âgée d'une cinquantaine d'années.

- Je ne fais pas de remise, rappela Sarah.

- Vous n'êtes pas commerçante !

- Je ne peux pas faire baisser les prix. Il y a les maisons d'édition qui...

- Je n'achèterai pas le livre et je ne reviendrai plus dans votre librairie, coupa la cliente furieuse.

Elle partit en claquant la porte et sans un geste de politesse. Quelques minutes plus tard, ce fut au tour de Sarah de s'énerver contre une cliente. Celle-ci était en train de lire un roman policier à une table, mais elle eut la mauvaise idée de corner les pages.

- Avant de partir, n'oubliez pas de passer en caisse pour régler ce livre, prévint Sarah sur un ton sec.

- Je ne compte pas l'acheter, répondit la femme aux cheveux noirs et aux yeux marrons, âgée d'une trentaine d'années.

- Vous avez détérioré le livre. Je vous le fais payer !

- J'ai juste corné des pages, se défendit cliente. On peut quand même le lire !

- Sauf que je ne peux plus le vendre à cause de vous !

Elles se disputèrent pendant une bonne dizaine de minutes, puis la cliente prit son porte-monnaie et lui jeta un billet en pleine figure. Agacés par cette mauvaise ambiance, les gens sortirent de la librairie. Sarah se retrouva seule avec ses livres. A la fois triste et contrariée, elle ferma sa boutique bien avant l'heure et se rendit à l'hôpital. Les visites étant autorisées, elle n'eut plus besoin de se cacher. Dès qu'elle entra dans la chambre, elle perçut du changement, Alexander n'était plus sous assistance respiratoire. Cela voulait dire que son état s'améliorait. Il ne restait plus qu'à attendre qu'il se réveille. Sarah lui tint la main et lui parla de sa journée d'aujourd'hui. C'était son rituel à chaque visite. Plongée dans son récit sans fin, elle ne fit pas attention au bruit de pas derrière elle.

- Excusez-moi, lâcha une voix féminine avec un accent. Mais qui êtes vous ?

Sarah sursauta. Le cœur battant à cent à l'heure, elle eut l'impression d'être dans la peau d'un intrus. Son visage était devenu aussi pâle qu'un mort-vivant.

- Je je je, bégaya-t-elle intimidée. Je m'appelle Sarah Torrès.

- Ah ! L'amie d'Alex ! fit la femme blonde aux yeux bleus sur un ton ironique.

Sarah baissa la tête, l'air surpris et peiné. Alexander avait dû se plaindre d'elle auprès de cette étrangère.

- Hé oui ! Je m'appelle Katharina Decker. Je suis une amie d'enfance d'Alex. Je vis actuellement à Berlin, se présenta-t-elle. Mais la distance ne l'a pas empêché de me parler de vous.

Sarah eut des envies de partir. Elle s'attendait à recevoir des reproches en pleine figure.

- Alex est amoureux de vous, lui dit Katharina avec plus de douceur. Il n'arrive pas à vous oublier. Il souffre. C'est dommage que votre histoire s'est terminée du jour au lendemain.

- Il n'a qu'à s'en prendre à lui. Il aurait dû me dire qu'il était nazi ! fit Sarah sur un ton sec.

- Il a eu tort, c'est vrai, mais vous auriez dû le laisser s'exprimer avant de le quitter.

Sans laisser à Sarah le temps de répondre, elle lui parla du passé d'Alexander. Ce dernier avait vécu dans une maison de campagne près de Berlin, où régnaient l'autorité et la discipline. Son père Erich avait travaillé pour l'armée allemande et avait intégré par la suite, la SS. Avec lui, Alexander devait toujours avoir un comportement irréprochable, se tenir droit et avoir des habits propres. Au moindre faux pas, il se faisait fouetter. Sa mère Angela se pliait à tous les caprices du chef de famille. Ce n'était jamais elle qui volait au secours de son fils. Erich obligeait Alexander à écouter les discours d'Hitler. Il essayait de lui enseigner la haine contre les Juifs. C'était même lui qui l'avait poussé à entrer dans la SS. Si Alexander ne l'avait pas fait, il aurait été envoyé dans un camp de travail. Son père était prêt à tout pour le punir. Et comme son fils avait peur de mourir, il lui avait obéi. Alexander s'était donc retrouvé à Auschwitz à contrecœur. Après la guerre, Erich s'était fait arrêter et condamner par les alliés. Alexander, qui lui en voulait de l'avoir fait entrer de force dans la SS, n'avait pas pleuré sa mort. Il avait même tourné le dos à sa mère qui n'avait rien fait contre son mari. A cause d'eux, il avait vu des gens se faire assassiner. Il faisait des cauchemars toutes les nuits et tentait de se tuer. Katharina l'avait encouragé à quitter l'Allemagne pour changer totalement de vie. Alexander s'était donc installé en France pour y suivre une formation de pilote d'avion, son rêve depuis petit. Les alliés ne l'avaient pas sanctionnés car des rescapés avaient témoigné en sa faveur. A Auschwitz, il avait nourri des prisonniers en cachette, il les avait aidés à s'enfuir et il leur avait évité la chambre à gaz. Aujourd'hui, il donnait des dons pour préserver le musée du camp. Sarah en fut bouleversée. Elle n'aurait jamais cru qu'un SS pouvait autant souffrir qu'elle de son passé à Auschwitz. Elle les avait toujours vus comme des criminels qui prenaient du plaisir à tuer. Or certains faisaient exception. Elle pleura aussi sur le passé d'Alexander avant la guerre. Pour le coup, elle avait eu plus de chance que lui avec sa famille.

- Ça va ? demanda Katharina inquiète. Vous êtes toute blanche.

Sarah ne répondit pas à sa question. Aucun mot ne sortait de sa bouche et son regard fuyait cette femme. Elle se sauva de la chambre comme une fugitive. Elle fut rongée par un sentiment de honte. Elle n'aurait jamais dû juger trop vite Alexander. Elle avait longtemps reproché aux nazis et aux français de Vichy d'avoir rejeté certaines catégories de personnes, et au final, elle avait fait comme eux en se laissant guider par la haine. Elle avait même privé un père de son enfant. Une fois rentrée chez elle, son estomac se tordit de douleur. Elle vomit tout ce qu'elle put dans l'évier, sa peine, sa honte, sa culpabilité et son dégoût. Ensuite, elle s'enferma dans sa chambre et pleura sur son lit. Les larmes coulaient tellement qu'elle aurait pu remplir une bouteille. Si son père avait été encore là, il l'aurait certainement grondé. Il lui aurait dit: Sarah, on ne condamne pas une personne pour ce qu'elle est, mais pour ce qu'elle fait. Maintenant, tu vas devoir te rattraper et lui présenter son fils. Pour ne pas décevoir son père défunt qu'elle avait tant admiré, elle lui fit la promesse de le faire.

Survivre après AuschwitzOù les histoires vivent. Découvrez maintenant