Chapitre 48

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Lorsque ma capacité à bouger refait surface, je pose le bout de mes doigts sur le dos d'Anderson. Je n'aime pas donner l'impression d'être un légume, et je ne sais pas ce que je peux faire d'autre. Je ne me permettrai pas de poser ma main entière, ce serait beaucoup trop envahissant et mal placé. "Merci", je murmure en m'écartant légèrement. Il me libère sans rechigner, j'effectue un pas en arrière, les yeux vers le sol. "Qu'est-ce que vous avez l'intention de faire en rentrant ?" Je mordille l'intérieur de ma joue et une goutte de sang atteint mes papilles gustatives. La sensation de ses bras m'encerclant ne me quitte pas, je le sens encore, alors que je vois parfaitement qu'il se tient à 1 mètre de moi. "Euh... manger puis dormir : rien de passionnant." Il soulève mon sac de course, "est-ce que je peux faire rien de passionnant avec vous ?" Je pousse la porte de mon appartement et invite Alan à entrer. Il dépose le sac dans la cuisine, où je soulève mes manches pour ranger les aliments qui doivent rester au frais. Le lieutenant semble vouloir m'aider, mais je ne lui laisse pas l'occasion de le faire, je suis trop vive et rapide. Je m'adresse à lui, mais évite toujours de croiser son regard, "vous connaissez le chemin jusqu'au salon, ce n'est pas bien loin. Je vous y retrouve dans 5 minutes."

Je gagne ma chambre pour me changer, la tête lourde, en ayant toujours la sensation des mains d'Alan sur ma tête, caressant mes cheveux et mon dos. C'est comme s'il m'avait brûlé au fer à cheval. Une douche tiède n'a pas suffi à effacer ses indélébiles marques sur moi, elles sont gravés sur ma peau.

Je retrouve Anderson dans mon salon. Sur la table repose une assiette, ce sont les restes de ma soupe aux légumes. De la fumée épaisse surplombe le plat chaud. Je le regarde en attendant une explication, "c'est ce que vous aviez l'intention de manger, non ? C'est pas ça ?", il dit sans bouger, comme s'il avait peur d'avoir fait une erreur lourde de conséquences. "Si c'est ça, c'est pour moi ?", il pousse doucement l'assiette en guise de réponse, "pourquoi vous ne vous êtes pas servi ?", "j'ai déjà mangé." Je m'assieds sur mon tapis, et m'approche de la petite table pour avaler cette soupe à la citrouille. Entre deux cuillères, je l'interroge, "je ne vais vraiment rien faire d'autre, pourquoi vous restez ?" Il ne dévoile aucune émotion, son visage est aussi expressif qu'un mur. "Pour vous", "j'ai pas besoin que...", "je sais, vous n'avez besoin de rien ni personne. Laissez tomber. Je reste parce que j'en ai envie. Mais si vous voulez que je parte, je partirai." C'est sa phrase favorite, il aime mettre le poids de cette responsabilité sur mon dos. Je fonce sur le bol et enchaîne les cuillères, pour ne pas avoir à m'exprimer là-dessus.

Lorsque mon plat est vide, je me lève en m'accrochant à mon canapé, sur lequel Alan est assis en ce moment même, main tendue vers moi. Je le remercie d'un bref mouvement de tête, "je vais aller dormir...", je dis en indiquant de mon index le couloir, le mettant ouvertement à la rue. Il se lève et nous voilà encore une fois dans l'allée près de la porte, à attendre je ne sais quoi comme deux imbéciles. "Je veux vous revoir", je pose ma tête contre le mur, les yeux portés sur la source de lumière qui me surplombe. "Un jour ou l'autre vous aurez forcément marre de vouloir l'impossible. Je tiendrais longtemps comme ça vous savez... Toutes nos prochaines rencontres seront aussi vides de sens que celle-ci, pas de discussion, pas de rire, ni de sourire, rien qui ne vaille le coup de vous déplacer jusqu'à moi. Et si c'est encore de la pitié, ou de la pure gentillesse, sachez que je n'ai pas besoin de vous. Mon ancienne famille d'accueil m'apporte un soutien moral, de quoi tenir la route encore longtemps, ça ira." Je pince mes lèvres l'une contre l'autre, en attendant qu'il daigne en placer une. Mon cœur est comprimé, et mes poings serrés, prêt à encaisser les coups et à riposter s'il le faut. Je sais que ce qu'il va me dire me fera forcément mal, qu'il me contredise, ou affirme mes propos, le résultat sera le même et la douleur équivalente.

"Ça vaut toujours le déplacement, il n'y a pas une seule fois où j'ai regretté d'être venu, parce que vous voir est largement suffisant." Je le savais... Il ne peut plus s'empêcher de jouer du violon. Alan ne peut s'empêcher de tout romantiser. "D'accord alors je ferais en sorte de me cacher si me voir vous suffit. Je ne vous ouvrirais pas la porte, et j'enfouirai ma tête dans un sac-poubelle s'il le faut. Je n'ai pas envie de m'enfoncer encore plus dans ce truc, et vous non plus, vous l'avez déjà dit. Vous êtes pas conscient de ce que vous faites. Vous vous êtes attaché à moi, mais c'est pas sain. C'est pas sain parce que vous m'avez trop haïs pour pouvoir réellement m'aimer, et quand vous vous en rendrez compte ce sera trop tard. On sera ensemble, et moi je... j'aurais placé tous mes espoirs en vous. Mon futur serait littéralement basé sur vous, Anderson. Vous me direz "bah en fait je t'aime plus", et là, plus d'Alan et Enra. Je ne veux pas vivre ça, peut-être que vous vous en remettriez, ça ira au bout d'un certain temps. Mais ce n'est pas mon cas, je... je veux tout faire cesser tant que je pense pouvoir vivre sans vous. Et si vous vous voulez réellement mon bien, oubliez-moi, soyez compréhensif et arrêtez de ne penser qu'à vos propres souhaits." Mes yeux sont rivés sur sol, je n'ai cessé de fixer mon tapis durant mon monologue, parce que j'ai trop honte de devoir avouer mes peurs à Anderson. Je me sens ridicule, et pathétique, mais au moins, j'ai été sincère. Je connais Alan, et je me sens comme Anakin Skywalker parce que je vois très clairement les événements tragiques qui suivront.

Sa précieuse cibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant