La Sphère

Chapitre 18

Si je vous dis qu'avec toute ma bonne foi et ma bonne volonté, j'ai réécrit au mot près, à la lettre près, ce que contenait mon carnet de voyage, me croiriez-vous ? Je n'oserais me donner moi-même le bénéfice du doute tant l'histoire de ce récit est fantastique. La prétention que j'ai de me dire qu'avec ce livre entre les mains, je n'y verrais que la vérité, que je n'y aurais mis que la vérité, me dépasse. Quel supplice que de ne mettre que la vérité, quel intérêt de ne pas mentir quand vos yeux, vos mots, vos mains vous trahissent ?

... Pardonnez mes exactions.

Ernest Bale, journal d'un explorateur.
3 Juin XXXX.

Dans ma longue vie de voyages et d'aventures, j'ai souvent connu ces moments délicats, incertains, passifs même, pendant lesquels on ne vit pas d'aventure. On attend qu'elles se produisent, qu'elles nous trouvent, qu'elles nous tombent dessus, qu'elles nous tuent.

Je mentirais bien pour la postérité, pour la gloire, pour me convaincre moi-même que ma vie n'est faite que de trépidantes histoires de conquête, de trouvailles, de trésors, d'amours, de joies et de peines, mais pas aujourd'hui... Non, aujourd'hui, il ne s'agit de rien. Je passe mes jours et mes nuits à regarder l'océan, paisiblement.

Son calme et son silence m'atteignent comme une douce mélopée, un doux mélange d'iode et d'amour. Je ne me sens d'humeur à rien d'autre qu'à cette paix aussi bien intérieure qu'extérieure. Le ressac, les vagues, leur fracas et leur aigreur, frappant la coque de mon navire, nous mettant parfois, mon équipage et moi-même, en émoi, parfois en transe, me donne des frissons de plaisir.

Rien de bien extravagant, rien que vous ne souhaitiez conter à vos amis, dans vos livres d'histoire : il est des jours où l'aventurier dort, se repose. Aujourd'hui en est un.

*

Ce qui tenait lieu de préface au carnet de l'explorateur n'était rien de plus qu'un mot griffonné en amont du texte, juste au-dessus de celui-ci. Léon se demanda qui de Bale, de Casadei ou de Gesicht l'avait inscrit et si c'était la même personne qui avait retiré l'année de la première entrée du journal.

Léon fut tenté de tourner directement la page. Si l'ensemble des dates avaient été raturées jusqu'à être rendues invisibles, l'empreinte laissée par un stylo serait peut-être encore visible sur le verso. Il pourrait avec un peu de chance lire avec la pulpe de son doigt.

Lorsqu'il tourna la page, il s'époumona : le reste du livre était vide. Chaque page après la première était vierge. Sales, abîmées, froissées, tachées pour beaucoup, mais dépourvues de texte. Le détective se prit la tête dans les mains, referma l'ouvrage puis le rouvrit. Ses yeux parcoururent de nouveau la première page, les premiers mots et la première entrée sans savoir ce qu'il cherchait d'autre que ce que cette introduction lui montrait.

Léon fit défiler les pages, s'attarda sur la reliure. Des pages pouvaient avoir été arrachées, le texte effacé. A première vue, rien ne le laissait penser. Il entreprit de passer une flammèche sous le papier. Tout le monde connaissait l'encre invisible qu'utilisaient les enfants, du simple jus de citron que la chaleur suffit à révéler. Les flammes ne lui apprirent aucun secret. Le livre qu'Adama avait pris la peine de cacher du culte, ce même livre que Casadei, Gesicht et lui avaient payé de leur vie pour défendre n'était en réalité qu'une mascarade. Combien de vies avant ces trois-là avaient été perdues, sacrifiées, données au vent pour protéger des secrets qu'il ne contenait même pas ?

*

Lola se tenait dans l'angle de la porte. Sara s'approcha sans rien dire, le son de ses pas résonnant dans le silence du couloir. Elle voyait au loin l'activité dans la salle de contrôle, apercevait les contours des écrans géants qui affichaient en permanence depuis trois semaines les images de la sphère. Depuis que Sara et ses équipes étaient arrivées à la conclusion que l'objet dénommé code-objet-1 n'était pas un puits gravitationnel qui attirait la matière à lui, mais un être vivant qui aspirait la vie, le moral général avait chuté d'un cran. Voire de mille.