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Notre bonheur n'a pas le temps de perdurer que des cris se font entendre au rez-de-chaussée, par-dessus la musique qui tourne inlassablement, et les pas de géant qui précipitent mon père vers ma chambre, dans une panique totale. Je n'ai le temps que de lancer le drap sur nos corps sans possibilité d'empêcher de deviner notre nudité.
Malgré l'anticipation de ce moment, nous sursautons à l'ouverture de la porte, qui précipite le responsable de mon existence sur nos vêtements laissés en masse sur le parquet.
Le silence se fait long et gênant.
Je ne ressens plus une once de libido de la folie que je vivais il y a quelques secondes. Cette situation ne pourrait pas être plus cauchemardesque qu'elle me semble familière. Il faudra que j'apprenne à installer un verrou.

— Monsieur Jung, je peux tout vous expliquer, commence le mannequin.
— Mais juste avant, autant en profiter pour vous signaler que c'est un plaisir de vous revoir, ajoute le beau brun.
— Je vous avouerais que ce n'est pas la situation que j'ai imaginée en voyant ma fille enlevée dans les caméras... Le petit ami et l'ami très petit...

Ce détail me frappe et explique son retour tonitruant, alors qu'il n'était pas censé revenir de si tôt. Rien de tout cela ne se serait produit si les garçons étaient passés par la porte, comme des êtres civilisés.
Mais le souvenir de la femme instable vivant près de nous me ramène aux raisons qui m'ont poussée à m'isoler dans la musique pour oublier cet instant glaçant. Je dois trouver un moyen d'en parler à mon père pour qu'il cesse tout contact avec elle, dans l'espoir qu'aucun contrat n'a déjà été évoqué ou signé.

— Papa, on a un gros problème, dis-je d'une voix solennelle.
— Je le savais.

Sans que je ne m'y attende, il se met à arpenter la pièce, tout en pliant soigneusement nos vêtements et lingeries pour nous les déposer sur le coin du lit.

— Tu es enceinte, c'est ça ? Tu ne t'es pas protégée ? Je t'avais acheté une boîte de capotes, mais je ne savais pas comment te la donner. Pourtant, j'ai utilisé nos codes.

Je sens les regards intrigués des garçons, un peu trop insistants, alors que j'ignore de quoi il en retourne. Nous avons tellement de conversations improbables, avec mon père, que je n'en mémorise plus le contenu.

— J'avais placé des petits papiers un peu partout dans la cuisine.

Méfie-toi de la banane.

Les fruits ont des pépins...

La courgette doit rester innocente, elle n'y est pour rien.

À l'énumération des métaphores , je commence à me cacher sous le drap alors que mes partenaires ne se privent plus d'exprimer leur hilarité. Visiblement, le soutien amoureux a ses limites devant les frasques du beau-père.

— Elle t'attendait sagement à côté des mouchoirs de la table basse. Je me suis dit que le jour où tu serais enrhumée, tu te pencherais et la trouverais. J'aurais dû penser que tu te déshabillerais avant d'attraper froid. L'ordre des actes m'a échappé.

Son tracas est sérieux, tout comme ses propos qui remettent en question le militantisme qu'il a effectué pour mon éducation à la contraception.

— Mais maintenant, je vais être papi. De l'un ou de l'autre. Bon... C'est pas si dramatique. On a les moyens de l'élever. Tu feras ce que tu veux de ces garçons, mais, on ne reprochera jamais à ce petit innocent d'être venu au monde. Après tout, il y a beaucoup de mères presque majeures, de nos jours. Et on se fiche du regard des autres. Je te protègerai des commentaires irrespectueux, car tu seras toujours ma toute petite princesse devenue un peu plus grande. Il faut que je m'occupe de te trouver un gynécologue. Ta mère en avait un dans le centre de L.A., mais je ne me souviens plus de son nom. Puis il faudra que tu fasses des cours de préparation à l'accouchement. Tu verras, ça fera peut-être un petit peu mal, mais tu t'en sortiras, tu es forte. Le secret se trouve dans la grande aiguille magique que tu dois accepter. Ça fera bizarre si je t'accompagne là-bas, mais je te créerai une banderole de soutien pour quand tu ressortiras du bloc. Je...
— Papa...
— Oui ?
— Je t'aime.

Lyam récupère deux coussins pour que Mason et lui puissent cacher leur intimité tandis que j'enroule le drap autour de moi et pose ma main sur celle de mon géniteur. Je suis définitivement une fille chanceuse, car aucun autre parent n'aurait aussi bien géré cette situation inexistante.

— Et nous aussi, on l'aime ! s'exclame Lyam, fier de lui.
— Elle est notre Empire romain.
— Votre quoi ?
— Oublie ce qu'ils disent. Je ne suis pas enceinte.
— Nous non plus, monsieur, ajoute Mason.

Je claque l'abruti derrière moi avant de demander enfin à mon paternel s'il veut bien patienter au salon, le temps que je me change. Une douche s'impose avec l'odeur de sexe qui me colle à la peau.
Alors qu'il incarne encore la bienveillance, mon père récupère tout ce petit monde par le lobe de l'oreille, faisant abstraction des culs nus, et s'empresse de repartir avec les vêtements vers le salon. Je suppose que l'intimité et la douceur de cet après-sexe ne sont réservées qu'à moi.
Je profite de l'eau qui coule sur ma peau pour revivre émotionnellement ce moment, et graver ces belles images dans ma tête. Si bien que je ne réalise que tardivement le temps que je me suis accordée. Lorsque je descends au salon, j'ai la surprise de voir une arme de chasse pointée sur mes partenaires de vie.

— Papa, range ça. Tu vas te blesser.
— Je n'ai pas entendu ton verdict concernant ces deux-là.
— Je les aime aussi.
— Tous les deux ? Ou l'un plus que l'autre ?
— À égalité. Je ne choisirai pas.
— Alors, ça signifie double problème pour moi, réfléchit-il. Je n'ai qu'une cartouche.

Je m'empresse de récupérer l'arme pour qu'elle ne fasse aucun dégât et propose aux garçons de se présenter officiellement à lui, sans omettre aucun détail sur leur personnalité, les objectifs qui les animent et leurs problèmes personnels quand ce ne sont pas les actions douteuses. Le résultat final donne une situation tumultueuse, mais à l'image de ce que nous sommes.

— Donc toi, tu es le pantin de ta mère tyrannique et toi, tu as décidé de l'accueillir pour ces six derniers jours pour le sauver de cette folie. Mais tous les deux, vous envisagez également un avenir avec ma fille. Est-ce que je me trompe ?
— C'est exact, confirme le mannequin.
— Je dirais même plus, elle sera un jour ma femme.

Le plan que nous trace Mason me fait sourire, tant il est persuadé de me passer la bague au doigt alors que l'idée de la robe blanche ne me met pas à l'aise. Mais je profite de ce temps d'écoute de mon père pour lui avouer ce que j'ai sur le coeur, avec le peu de courage que m'insufflent les garçons.

— Je ne sais pas si le moment est bon pour t'annoncer que j'ai peut-être un peu gaspillé tes sous avec cette académie.
— Qu'est-ce que tu veux dire, Meena ?
— Je ne veux pas devenir danseuse professionnelle ou artiste. Je sais que c'est pourtant le cursus que j'ai choisi, mais je tenais à comprendre le chemin par lequel passent ces futurs professionnels pour pouvoir mieux les aider. C'est peut-être stupide ou idéaliste, mais je comprendrai que tu m'en veuilles pour cet argent dépensé.

Je peine à lever mon regard pour croiser le sien, au risque d'y découvrir de la colère ou de la déception. Cependant, tout ce que je sens est un corps qui m'attire contre le sien pour un câlin comme il m'en faisait il y a des années. La tête appuyée contre son torse, j'accepte les paroles rassurantes d'un homme qui donnerait le monde à celle qui est le sien.

— Tu ne peux pas être plus à côté de la plaque, Meena. Je crois que je n'ai jamais été aussi fier de toi.
— Ça veut dire que tu accepteras de me proposer un contrat comme assistante après mes examens de fin d'études ?
— Tu ne le sauras que si tu te surpasses, jeune fille.
— Comptez sur nous pour l'entraîner.
— On lui donnera des cours de rattrapage.
— J'espère que le latex est la tenue officielle de votre heure de soutien, car sinon je ferai résonner mes coups de canon.

La menace n'ébranle que mes partenaires, puisque je sais que mon père craint les armes, non autorisées dans son pays d'origine, au point de fantasmer sur leur utilisation et sensation qu'elles doivent produire.
Je regrette de ne pas voir cette intimidation se poursuivre avec l'arrivée de Monsieur Wade et de son avocat, entraînant un passage dans la maison voisine pour une dernière mise au point, entre adultes. 

J'aime croire que les hurlements larmoyants entendus dans la nuit sont ceux d'une femme, désespérée et enfin consciente de la perte de son unique fils, si ce n'est celle de sa villa dans moins de six jours, pour un retour à son véritable propriétaire.
Mais il est su de tous que les méchants ne changent jamais, même à la fin des plus belles histoires.

Red LightsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant