Oracles (9) - Naarn

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Au lendemain de la nohte, le village de Zannen fut plus long à s'éveiller que d'ordinaire. La tradition voulait qu'on n'allât point chasser le jour suivant et les agapes du banquet en avaient convaincu plus d'un de rester au lit. Ainsi le village était-il silencieux lorsque Naarn quitta sa couche.

Il fit ses ablutions et se rendit dans la pièce principale pour y manger quelque chose. Dans de larges plats en rotin ou en argile, il trouva des fruits et du pain encore tendre. Il n'y avait quasiment pas de bruit. Les braises dans l'âtre étaient éteintes. Le chant des oiseaux entrait par la porte et les fenêtres accompagné d'une douce lumière printanière. Naarn s'assit dans un siège et ferma les yeux, appréciant d'être seul pour ce moment de sérénité. Ni son père ni Bergys n'étaient présents pour le moment. Peut-être étaient-ils sortis. Naarn enviait sa grande sœur Tys'Naïa qui possédait sa propre maisonnette, mais c'était là le privilège de son âge. Naarn n'était pas encore entré dans sa majorité, il devait encore partager la demeure de ses parents.

Dans le calme de la pièce, Naarn songea comme la journée de la veille avait été étrange. La chasse nohte avait été riche et abondante, une véritable bénédiction de la déesse, mais ils avaient croisé des kifo dans la forêt. C'était très inhabituel. D'ordinaire, les sentinelles de la frontière ne quittaient pas le chemin de ronde de la Forteresse Hantée. Elles n'étaient visibles au village qu'une fois l'an, pour célébrer la commémoration du Pacte de Tutelle. Plus qu'inhabituel, c'était inquiétant.

Et que penser de l'arrivée de ce Niédar à Zannen ? Naarn n'avait jamais rencontré d'Elfe méridional même s'il avait beaucoup lu à leur sujet. Et celui-ci était Marqué ! Naarn avait reconnu les tatouages et scarifications caractéristiques d'une punition antique. Il n'en revenait pas. Il se souvenait avoir lu de vieilles histoires à ce sujet mais il était persuadé que ce châtiment était tombé dans l'oubli depuis longtemps. Poussé par la curiosité, il se leva et parcourut le contenu des étagères où il rangeait ses livres. Il chercha quelques temps dans les volumes et rouleaux que sa mère lui faisait porter depuis la ville de Kordo où elle résidait. Oui, voilà... La Marque était mentionnée çà et là dans des traités d'histoire, mais elle était rare, ancienne. Elle ne semblait réservée qu'à de très graves crimes, tant la douleur infligée pouvait détruire le corps et l'âme. Qu'avait donc pu faire cet étranger pour mériter un tel traitement ?

Pourtant, Niédar était arrivé à Zannen le jour de la nohte après avoir traversé Tarak'Enny. Comment ne pas y voir un signe de la volonté de Dra ? La déesse avait voulu que Niédar entrât dans leur vie, cela ne faisait aucun doute. Quelles allaient en être les conséquences, Naarn en était moins sûr.

Tout à ses réflexions, Naarn décida de se rendre au sanctuaire pour prier. Il sortit de la maison de ses parents et traversa le village qui s'animait doucement. Il évita de passer devant l'atelier du potier dont il ne souhaitait pas croiser le fils et gagna la limite sud de Zannen. À l'intérieur de la palissade se trouvait un petit bosquet de châtaigniers et de bouleaux. On y entrait par un porche de bois. À l'intérieur, dans une clairière paisible, un simple autel était dressé. Une statue de pierre noire trônait là, à l'abri d'une niche. Elle figurait la forme d'une entité féminine aux traits indistincts. On avait déposé des offrandes de la nohte sur l'autel : des flèches brisées aux pointes encore tachées de sang, des os et des plumes de gibiers divers.

Naarn s'installa un instant au pied de l'autel et remercia la déesse pour les bienfaits dont elle les avait couverts. Il ne posa aucune question sur la présence des kifo ni sur l'arrivée de Niédar. Il savait que la déesse ne lui répondrait pas. Comme il l'avait exposé la vieille à leur visiteur iwisien, Dra ne donnait rien sans effort, elle récompensait les méritants. En temps voulu, le chemin s'ouvrirait devant ses pas. Bien imprudent celui qui prétendait comprendre les desseins des dieux ! Enfin, lorsqu'il se sentit apaisé, il quitta le bois sacré.

Sur le chemin du retour, Naarn s'arrêta devant la maison de sa sœur mais Tys'Naïa n'était pas là. D'ordinaire, elle était toujours la première levée à Zannen et partait chasser dès l'aube. Parfois, Naarn l'accompagnait. Mais il doutait qu'elle fût partie en forêt ce matin-là, pas après le banquet et ses impressionnantes quantités d'hydromel. De plus, elle avait laissé son arc et son carquois sous le porche. Naarn entreprit de la chercher. Il la trouva quelques minutes plus tard dans la maison commune qui bordait la place centrale du village. C'était un bâtiment plus large que les autres, constitué d'une unique pièce où les notables se réunissaient pour partager le repas et diriger la communauté. Cette maison appartenait à tout le monde et c'était la plus luxueuse de Zannen. Le sol était recouvert de nattes d'écorces tressées, les murs décorés de tapisseries, de lainages teints ou de marqueterie. On y exposait aussi les plus beaux trophées de chasse. Si le cerf de Tys'Naïa n'avait pas été offert à la déesse, ses andouillers seraient venus trôner en évidence sur un des murs pour célébrer son exploit.

Tys'Naïa était installée en compagnie de leur père et de Bergys. Une jeune femme se trouvait également là, occupée à repriser des vêtements. Aux intonations et à l'attitude des membres de sa famille, Naarn comprit qu'un conflit était en cours avant même de les rejoindre. Il les salua tous les trois et s'assit à côté de sa sœur, à l'écoute.

— Naarn, ta sœur et toi allez guider notre visiteur à travers le pays, annonça son père.

Naarn acquiesça sans un mot. C'était une étrange requête et il ne fut pas surpris que Tys'Naïa en fût agacée. Mais lui-même ne protesta pas. Il n'était pas en position d'argumenter avec son père ou Bergys.

— C'est insensé ! protesta Tys'Naïa. Nous n'allons pas parcourir tout le pays avec cet inconnu !

— Qui serions-nous pour refuser notre aide à un étranger dans le besoin ? répondit leur père. Je suis le chef de ce village et vous êtes mes enfants, c'est à nous qu'incombe le devoir d'hospitalité.

— Ce que tu nous demandes de faire, répondit Tys'Naïa, l'accompagner dans ses errances, cela dépasse notre devoir d'hospitalité.

Ce fut au tour de Bergys d'intervenir dans la conversation.

— Dra l'a guidé jusqu'à nous le jour de la nohte. Nous ne pouvons pas refuser la volonté de la déesse. Elle t'a offert ce cerf lors de la chasse, elle t'a désignée.

— Dra n'offre rien, répliqua sèchement Tys'Naïa. Je me suis surpassée et Dra y a pourvu.

Naarn fronça les sourcils. Il comprenait autant l'argument de Bergys que celui de sa sœur. Il ne pouvait s'empêcher de penser que les deux femmes se réfugiait derrière les interprétations religieuses afin de ne pas affronter la véritable nature de leur mésentente. C'était là un conflit d'ascendance, une manière d'affirmer et de revendiquer une autorité ou au contraire de la disputer.

La conversation fut interrompue par l'arrivée de Niédar lui-même. Le Marqué portait avec lui la totalité de ses affaires, il semblait décidé à quitter Zannen au plus vite. Il salua les personnes présentes d'un simple geste de la tête.

— Tu te rappelles de mes enfants, Niédar Elras d'Uvel ? lui demanda leur père après les salutations. Ils aiment les chasses au trésor. Ils seront tes guides en Nouvelle-Aranée. Je vous laisse planifier votre départ.

Et sans donner l'opportunité à Tys'Naïa de protester de nouveau, il se leva en compagnie de Bergys et tous deux quittèrent la maison commune. Cette discussion-là était terminée. Naarn baissa la tête. Il se désolait que sa famille ne pût parvenir à des compromis ou des arrangements plus paisibles. À force d'écraser Tys'Naïa sous le poids de leur pouvoir parental, leur père et Bergys ne faisaient que la frustrer.

L'Herboriste - Les Thaumaturges IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant