Saltimbanques (11) - Renwyck

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La nuit tomba très tôt dans la vallée, à l'ombre des hauts contreforts rocheux. La route était fort fréquentée, tant sur les berges que sur le fleuve. De longues barges allaient et venaient vers l'amont et vers l'aval. À mesure que l'obscurité grandissait, les voyageurs allumèrent des lanternes et des torches et la route se mua en un long serpentin lumineux qui ondulait jusqu'à Untère. Fidèle à ses habitudes, la Compagnie des Airs s'arrêta environ une lieue avant les portes de la ville, s'écarta un peu du chemin et s'installa dans un petit bois de pins clairsemés.

Le campement dressé, Renwyck prépara une soupe à base de lentilles et de légumes nouveaux qu'il avait ramassés en bord de chemin la veille — jeunes carottes, céleri branche et navets violets — puis il y ajouta quelques herbes aromatiques. Il servit le dîner à des saltimbanques qui ne manquaient pas de créativité pour vanter en vers et en chanson son habileté à la cuisine. Lorsque tout le monde eut sa part, Arashi se recueillit un moment. Depuis qu'il était suffisamment rétabli pour partager les repas avec les autres, il avait pris l'habitude de réciter une bénédiction avant de manger. Renwyck avait déjà remarqué d'un œil amusé que ceci exaspérait Srâna au plus haut point. Ce soir-là, elle ne tint plus.

— Ô Père de Lumière, bénis ce repas, fruit de ta générosité et...

— Dis donc là, le moinillon ! lança Srâna en brandissant violemment sa cuiller en bois, envoyant virevolter dans les airs quelques lentilles. Quand t'étais malade, on tolérait tes sornettes, mais ça commence à bien faire.

— Pardon ? s'étonna Arashi qui ne comprenait pas.

— Tes bénédictions, on en a ras le turban !

« Turban » ? Renwyck n'avait aucune idée de ce dont Srâna parlait.

— Moi je ne veux pas manger des lentilles à la Fay ! J'ai pas signé pour ça. Donc les remerciements et les grâces, ça va cinq minutes. On me les a pas données ces lentilles ! J'ai travaillé dur pour les avoir, nom de Dra ! Alors la prochaine fois, tu bénis ton assiette en silence et tu me laisses manger en paix.

— Je... Je suis désolé, balbutia Arashi, penaud et visiblement surpris par sa tirade.

— Oui, bon, ça va, maugréa Srâna en engloutissant son repas comme si elle n'avait pas mangé depuis des semaines. On ne va pas non plus en faire toute une histoire !

Cette dernière réplique, pleine de mauvaise foi, déclencha l'hilarité générale et détendit l'atmosphère. Renwyck avait fini par comprendre que dans la Fabuleuse et Fantastique Compagnie des Airs, les chamailleries comme le reste prenaient aussitôt des dimensions théâtrales. Mais un véritable esprit de corps unissait le groupe, même pour Srâna et Gracemorel qui étaient les plus promptes aux prises de bec.

Lorsque l'incident fut passé, Marvin s'adressa à toute la troupe d'une voix qui se voulait solennelle en dépit de son timbre fluet :

— Amis, le moment est venu, pour nous d'être enfin entendus. Demain, le grand jour sera là, il faudra donner de la voix. Vos vers, ne les oubliez point. Vos chants, qu'ils portent tous au loin !

Renwyck eut peur de comprendre.

— Srâna, souffla-t-il à la foraine qui avait pris l'habitude de dîner à côté de lui, qu'est-ce qu'il veut dire ?

— Eh bah que demain, on donne un spectacle, pardi !

Depuis son départ du Château de Nacre, la troupe répétait une pièce composée par Marvin qui mêlait théâtre, chants et danses. Comme convenu, Renwyck s'était vu attribuer un rôle qu'il avait travaillé durant les deux dernières semaines. Jusqu'à présent, il n'avait fait qu'accompagner Srâna ou Gracemorel lors de simples ritournelles dans des petits villages de campagne. Il avait espéré ne pas monter sur les planches avant l'arrivée à Piélogue et le Festival des Lupins.

L'Herboriste - Les Thaumaturges IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant