Saltimbanques (12) - Renwyck

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Renwyck aurait été prêt à prendre la route dès à présent. Il ressentait un malaise profond, comme l'annonce d'une catastrophe imminente. Son esprit était obnubilé par le besoin de partir, de quitter cet endroit au plus vite, de fuir.

Le cinquième mois était à présent bien avancé et les journées se faisaient de plus en plus longues. Pourtant, les ombres avaient déjà englouti la vallée depuis longtemps. Une brume légère vint avec le soir. Elle n'était pas suffisamment dense pour les empêcher de voyager, mais elle suffisait à conférer au Pont-au-Pendu une atmosphère plus lugubre encore. Les sons semblaient étouffés. Seuls résonnaient clairement le grondement des chutes et le grincement strident de la corde du gibet.

Ils allumèrent des lanternes qu'ils fixèrent sur les roulottes, puis ils partirent en direction du pont sans un mot. Tous étaient anxieux que la brume n'épaissît et ne les bloquât sur place. Orpe marchait en tête, lanterne à la main et bride dans l'autre, pour guider la première roulotte. Il fredonnait une chanson populaire mais le cœur n'y était pas. Venaient ensuite Srâna et Gracemorel dans la seconde roulotte, conduite à pied par Marvin. Renwyck et Arashi fermaient la marche.

Lorsqu'ils gagnèrent le pont, tous s'arrêtèrent un instant. La large passerelle de bois enjambait le gouffre et disparaissait dans le brouillard sans qu'on pût voir l'autre côté. Des cordages la soutenaient en partie et s'élançaient à travers le néant vers l'autre rive pour s'évanouir dans des volutes argentées. On eut dit la porte d'un autre monde, une voie vers les limbes. L'ouvrage n'inspirait pas la confiance et paraissait bien frêle, mais c'était l'unique chemin. Les gémissements de l'eau et du pendu rappelaient le vide qui se cachait sous la brume en dessous de l'arche. L'épouvantail lui-même était invisible et seul le lent balancement de la corde tendue témoignaient de sa présence dans les profondeurs.

— Ici, mieux vaut faire passer une roulotte à la fois, leur indiqua Orpe. Ou Marvin devra sûrement composer une ode à la gloire de notre chute dans la Deuxième Cataracte.

La première roulotte s'engagea sur le pont avec force craquements et grincements. La seconde fit de même après quelques minutes tandis qu'Arashi et Renwyck attendaient leur tour au bord de l'abîme. Lentement, la roulotte s'estompa dans la brume pour disparaître. Même la lumière des lanternes fut engloutie. Seul subsistait le lent claquement des sabots contre le bois et les vibrations profondes des cordages à chaque nouveau pas.

Lorsqu'enfin tout fut calme, ils se regardèrent un moment puis Arashi déclara d'une voix ferme :

— Allons-y.

Ils s'avancèrent prudemment sur le pont. La structure gémit mais elle tint bon. Renwyck fut surpris de la trouver stable sous ses pieds. Peut-être avait-il sous-estimé l'ouvrage. La traversée s'effectua en silence pendant de longues minutes. Ils ne voyaient presque rien. Ils étaient suspendus au milieu du néant, comme hors du temps. Peu à peu, l'autre berge émergea des vapeurs et ils aperçurent le reste de la troupe qui les attendait patiemment. Comme l'avait annoncé Orpe, la route continuait à flanc de falaise en une étroite corniche. Il y avait suffisamment de place pour se croiser, mais pas pour y établir un campement.

Alors qu'ils atteignaient la route, Srâna sembla fixer quelque chose derrière eux.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura-t-elle.

Renwyck se retourna et aperçut à son tour une silhouette étrange se découper dans les vapeurs sur le pont. On aurait dit un homme. Quelque chose n'allait pas dans sa démarche. Avant même que l'inconnu ne leur fut révélé, Renwyck sut de qui il s'agissait. Une terreur primaire le remplit tout entier à la façon d'un fluide glacial. Il se mit à trembler, claquant des dents, trempé de sueurs froides.

L'Herboriste - Les Thaumaturges IOù les histoires vivent. Découvrez maintenant