1 janvier - Un instant hors du temps

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Bonne année.

Que dire de cette soirée ? Évidemment que rien n'était prévu. Le massacre de nos amis s'étant déroulé il y a tout juste quelques jours, personne n'avait le cœur à faire la fête. Et pour couronner le tout, Zac avait disparu dans la journée. J'avais prié pour qu'il ne commette pas la même imprudence que moi, mais dans l'après-midi, avant même qu'une équipe soit formée pour aller le chercher, il était de retour, avec tous les Français. Il avait fait le chemin seul jusqu'à eux, pour les ramener et qu'on fête la nouvelle année tous ensemble. C'était donc pour cela qu'il avait ramené autant de boissons et de gâteaux apéritifs lors de la première expédition.

— Il fallait bien faire au moins une grande fête avant que tout ça ne périme...Et puis maintenant que nous sommes tous réuni, c'est ce soir ou jamais !

Il nous avait pris au dépourvu, et commençait déjà à déballer son plan d'aménagement pour la soirée, avant même que les Français aient le temps de s'installer. Mais il faut dire que personne n'osa s'opposer à lui. Très vite, le hall du collège s'était transformé en une immense salle des fêtes, avec des tables et des chaises, une piste de danse ainsi qu'un espace pour un orchestre, composé des musiciens des deux camps. Les Français s'étaient intégrés sans trop de difficultés malgré la barrière du langage. Des amitiés commençaient même à naître, et à la tombée de la nuit, nous ne pouvions plus qu'entendre de la musique, des chants et des rires.

Je dois avouer qu'après les récents événements qui m'avaient tant affecté, je n'avais pas vraiment le cœur à m'amuser. J'avais donc prétexté que des tours de garde étaient indispensables, et j'étais parti me positionner seul sur le toit du bâtiment. Mais il faut dire que je n'avais pas pu faire grand-chose quand ils se mirent à quatre pour m'attraper et me traîner de force jusqu'à la soirée en rigolant.

Faire la fête au milieu de ce monde chaotique avait quelque chose d'incroyable. Pendant l'espace d'une nuit, on se serait cru hors du temps. Que ce soit du plus jeune au plus âgée, chacun avait trouvé sa place parmi nous.

Au début, c'était principalement les musiciens, les danseurs et les chanteurs qui pouvaient montrer ce pourquoi ils étaient doués, mais plus le temps passait, plus il y avait du monde qui voulait montrer ses talents autres que ces trois-là, et un "tournoi de talent" s'était organisé. Des jongleurs, des comédiens récitant une pièce, des ventriloques, tous se plaçaient au centre d'un cercle que le public avait fait pour faire leurs numéros. Mais il y a un passage qui avait été applaudit plus que les autres, celui de Lucas. Zac l'avait poussé devant tout le monde, de sorte à ce qu'il n'ait plus le choix de faire demi-tour. Et là, il s'était déchaîné. "Quitte à devoir faire quelque chose, autant le faire à fond !". Voilà la devise qui lui était propre, et il comptait bien l'appliquer dès maintenant. S'en suivi alors des saltos arrière, des vrilles et des pirouettes qui relevaient de véritables prouesses en termes de maîtrise et de souplesse. Il n'était pas champion d'arts martiaux pour rien. Mais alors qu'il faisait son spectacle, Zac m'adressa un clin d'œil qui ne voulait signifier qu'une chose : "tu es le prochain." La panique monta en moi. Je n'avais rien à présenter aux autres, ni même rien de comparable, et la question qui me traversa l'esprit me déchira de l'intérieur : étais-je au moins doué pour quelque chose ? Avant même de trouver une réponse à mon interrogation, Zac était déjà en train de m'annoncer tel un présentateur télé, et tous les regards fusèrent sur moi. Le silence se fit, alors que je restais immobile. Un bon nombre de gens ici présent me considéraient comme leur chef, et il était évident qu'ils en attendaient beaucoup de moi. J'allais les décevoir. J'en voulu au monde entier de me mettre dans cette situation, de chercher une nouvelle fois à m'humilier, alors sans un mot, je fis volte-face, et je partis rejoindre ma chambre. Des interrogations se faisaient entendre dans l'assemblée tandis que je m'éloignais. Des ricanements en français également. Je ne parlais pas un mot de cette langue, mais il m'était aisé de deviner ce qu'ils pouvaient être en train de dire « C'est ça leur chef ? »

Une fois coupé du reste du monde, je sentis une rage monter en moi. J'allais vraiment pleurer pour si peu ? J'étais pitoyable et je me haïssais de réagir de la sorte. Puis, je senti une douleur. Je serais si fort mes poings pour me contenir, que mes ongles s'enfonçaient dans ma paume jusqu'à me faire saigner. Je devais me reprendre dès maintenant si je voulais sauver ce qui me restait d'honneur. Mon cerveau surchauffa afin de trouver comment rattraper le coup, et c'est lorsque mon regard se posa sur le coin de mon lit, que l'unique solution m'apparut. Je la saisis et couru rejoindre les autres dans le hall. Le chanteur qui était au centre s'écarta lorsqu'il me vit arriver, et me laissa la place pour que je me retrouve une nouvelle fois face à l'assemblée, mais cette fois ci, ma lance à la main.

Malgré mon caractère aventureux, je n'avais jamais pu pratiquer la moindre activité un tant soit peu périlleuse du fait de ma maladie et de ma mère, qui me laissait tout juste le droit d'utiliser un couteau à table. J'avais donc comblé ce manque depuis ma chambre, au travers d'une quantité excessive de films, séries ou livres traitant de valeureux combattants, et de prodigieuses batailles. Jusqu'au jour ou rester sagement assis devint insoutenable. Je n'avais trouvé qu'un manche à balais, mais cela me suffisait pour faire office d'arme. Chaque jour, dès que j'avais quelques minutes de libre et que ma mère était absente, je reproduisais dans mon jardin les mouvements et les techniques de maniement d'armes que je pouvais voir en vidéo. Certes je n'étais pas devenu un grand guerrier pour autant, mais au fil du temps, il était indéniable qu'un certain contrôle était apparu, et c'était cette maîtrise que j'allais leur montrer.

Ma lance était cependant bien plus lourde qu'un simple bout de bois, mais tant pis, je devais m'adapter. De plus, quand bien même la lame pouvait être recouverte d'une protection, j'avais fait le choix de l'ôter pour laisser la lame tranchante à la vue de tous, et de ce fait, plus aucune erreur ne pouvait m'être accordée. "Tout ou rien", j'allais mettre sa fameuse devise en pratique à mon tour. Le premier mouvement fut lancé, et les autres suivirent sans que je ne puisse plus m'arrêter. Je gagnais en vitesse à chaque figure, et de temps en temps, la lame me frôlait de très près le visage, arrachant des gémissements d'angoisse à mes spectateurs. La rage éprouvée juste avant, mêler à l'impossibilité de commettre une erreur que je m'étais imposé, me rendait beaucoup plus adroit. Mais plus la chorégraphie s'éternisait, plus je sentais mes bras faiblir et je jugeai bon de m'arrêter avant d'engendrer un incident. Quand ma lance se stabilisa, le silence qui en suivi ne témoignait pas d'un quelconque malaise, mais bien de la réussite complète de ma prestation. Je ne savais pas si j'avais agi ainsi pour gagner leur respect ou bien uniquement pour défier Lucas, mais ce qui était certain, c'est que j'avais fait mes preuves.

La "compétition" fut interrompue lorsqu'on annonça que le buffet était ouvert. Tout le monde se précipita dessus. Il n'était pas dur de deviner que cela serait sûrement la dernière fois qu'on mangerait des chips ou qu'on aurait la possibilité de boire des sodas. Alors tandis que certains se gavaient en essayant d'en avaler le plus possible, d'autres savouraient chaque bouchée qu'ils ingurgitaient. Tout cela était douloureux. Une époque allait bientôt disparaître pour faire place à une autre. Cette soirée était la transition entre deux mondes, et nous, nous étions à la fois les témoins de l'ancien monde, et les pionniers du nouveau. S'il y avait un véritable départ à prendre après la tempête, il s'effectuait maintenant pour chacun d'entre nous.

Vint enfin le moment tant attendu : le compte à rebours pour fêter la nouvelle année. Sans montre, on l'avait débuté plus ou moins à l'instinct, mais cela n'avait rien changé à son succès. La cinquantaine d'enfants présents se souhaitèrent la bonne année en cœur, et la fête reprit de plus belle.

La soirée se termina très tard. Même pour les plus jeunes, nous avions accepté de faire une exception, et ils avaient fallu les coucher un a un au fur et à mesure que les heures défilaient. Le seul petit bémol de ce nouvel an était un groupe de 3 adolescents de 17 ans, les plus âgés d'entre nous tous, qui n'avaient fait que se plaindre qu'il n'y ait pas d'alcool ou de cigarettes. Ils étaient arrivés depuis peu au collège, bien plus terrorisés que les petites sœurs de Lucas, mais depuis qu'ils avaient pris leurs repères, ils étaient méprisants avec tout le monde, rouspétant à chaque tâche qui leur était confiée. Autant dire que je les avais à l'œil.

Il va bientôt être 6h, je crois que je n'ai jamais autant écrit dans ce journal. Je ferais mieux de ralentir le rythme. De toute façon, impossible de trouver le sommeil. Je ne fais que réfléchir à la même chose en boucle : mes bonnes résolutions. Il y a tellement d'éléments que j'aimerais faire ou changer pour cette nouvelle année, mais à bien y réfléchir, si je devais n'en choisir qu'une, je crois que j'ai finalement trouvé :

Arrêterde survire comme je l'ai toujours fait, et commencer enfin à vivre.

Autre Monde - Journal d'un long marcheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant