23 Juin - Le souvenir d'un ami, la mémoire d'un frère.

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Cinq jours s'écoulèrent avant que je ne reprenne mes esprits. Mon sommeil fut profond, et dénué de tout rêve. Comme il fallait s'en douter, à mon réveil, je me trouvais allongé dans mon lit, avec Dimitris à mon chevet. Je n'avais que trop vécu cette scène, à la nuance que cette fois ci, les événements qui m'avaient conduit jusqu'ici restaient encore parfaitement clairs dans mon esprit, si bien que les premiers mots que je prononçai à peine après avoir entrouvert les yeux furent :

— Zac ! Zac, où est Zac ?!

Cette interpellation soudaine attira l'attention de Dimitris, qui s'empressa de venir m'aider à me redresser.

— Elio ! Calme-toi, tu dois encore être faible vu tout ce que tu as enduré.

— Réponds à ma question : où est Zac ?

Dans sa bienveillance, il chercha des mots qui pourraient atténuer cette révélation. Cela semblait évident que pendant cinq jours, il s'était préparé à répondre à cette question, mais pourtant, rien ne sortit de sa bouche, ce qui fut tout aussi efficace que n'importe quel discours qu'il aurait pu prononcer.

— Ai-je loupé son enterrement ? lui demandais-je dans un ultime espoir.

— La cérémonie s'est déroulée il y a trois jours, mais ne t'en fais pas, Lucas s'est exprimé en ton nom au moment du dernier adieu.

Cette déclaration fut comme un coup de lame en plein cœur ; tout s'effondra autours de moi. Cherchant avant tout à garder la face, je repris d'un ton bien plus froid :

— Très bien. Merci d'avoir veillé sur moi, mais va prévenir les autres que je suis réveillé, je vous rejoins très vite, j'ai juste besoin d'être un peu seul.

— Bien sûr...

Dimitris s'exécuta, et quitta la pièce. Malgré de multiples courbatures, je parvins tout de même à saisir mon journal soigneusement posé sur ma table de nuit. Il était grand temps, de parler d'autres choses que de moi au travers de ces lignes.

Zac, je me souviens encore de notre rencontre. Du haut de tes sept ans, tu étais probablement le plus populaire de la cour des primaires, et moi, l'élève dont on oubliait le nom tant ma présence à l'école était rarissime. Je me souviens de ce jour d'automne, où tu avais organisé un tournoi de billes. Grand champion invaincu, tu enchaînais les victoires face à des adversaires repartant toujours bredouilles, et toi, brandissant fièrement comme trophées les billes que tu remportais. La tienne, que tu avais surnommé « la Ravageuse », était gigantesque, si bien que tu ne pouvais louper les billes adverses au moment de passer à l'offensive. Rapidement, plus personne n'osa te défier, excepté moi. On ne s'était encore jamais parlé, et Dimitris, mon unique ami à cette époque, m'avait conjuré de ne pas t'affronter, par peur que je me ridiculise. Pourtant, j'avais pris mon courage à deux mains en te proposant ce duel. Je me souviens encore de ton visage stupéfait, lorsque je te présentai ma bille fétiche, qui allait être confrontée ta Ravageuse adorée. Il s'agissait de « fourmi », la plus petite bille que j'avais pu trouver. La foule qui nous entourait, se mit à exploser de rire, mais pourtant, le duel tourna court lorsque tu réalisas qu'elle était si minuscule, que tu ne parvenais pas à la viser aussi aisément que les autres. Quant à moi, la tienne était si imposante, qu'il m'était presque impossible de la louper. C'est ainsi que la petite Fourmi vint à bout de la grande Ravageuse. Je venais de te ridiculiser, et selon les règles de l'art, ta bille était à moi désormais. Mais je n'en fis rien, et repartis en direction de la salle de classe. Fier de mon coup, le désenchantement fut presque instantané quand, à la sortie, je te vis avancer dans ma direction d'un pas déterminé. « Ça y est, c'est ici que je vais mourir » pensais-je naïvement. Tu levas la main vers moi, alors que je fermai les yeux, prêt à encaisser tes coups. Mais lorsque je les rouvris, je te vis la paume ouverte, m'offrant la Ravageuse d'un geste amical.

« Tu l'as gagné, elle est à toi désormais. Prends là sinon je l'abandonne simplement ici et elle reviendra à quelqu'un qui ne l'a pas mérité. »

Mon visage d'enfant s'illumina. Jamais je n'aurais pu penser que tu étais une personne aussi géniale. Si l'on m'avait dit que l'on deviendrait par la suite inséparables, je n'y aurais pas cru. Quel drôle de mélange que notre groupe. Dimitris était calme, réservé, timide, et toi, tout l'inverse. Tu ne tenais jamais en place, toujours à la recherche d'une nouvelle aventure qui rendrait notre journée mémorable. Ça c'est sûr, pour dénicher des conneries à faire, c'était toi le meilleur. Qu'est-ce que ça pouvait m'amuser de te voir essayer de me convaincre de te rejoindre dans tes délires farfelus, et Dimitris de l'autre côté, tentant tant bien que mal de me raisonner. À chaque fois je finissais par céder, et Dimitris paniqué, se hâtait d'aller prévenir Lucas, qui nous engueulait comme des enfants, alors que nous nous regardions, complices, l'air de nous dire « on reporte ça à plus tard ». Bon dieu les bêtises qu'on a pu faire, si ma mère en connaissait rien qu'un dixième, elle aurait fait une attaque.

Quand on avait malencontreusement tué le lapin blanc de ta cousine en lui donnant à manger du chocolat, et que paniqués, on était allé en racheter un identique à l'animalerie de la ville avec toutes nos économies. Ni vu, ni connu, on ne peut pas dire qu'on était pas fier de nous sur le coup. Mais on aurait dû relever que celui de ta cousine était une femelle, et le nouveau, un mâle. La gifle qui nous attendait chacun de notre côté avait été mémorable. D'ailleurs des torgnoles, qu'est-ce que tu as pu t'en prendre. Fils d'un ex militaire blessé de guerre, la discipline était de mise à la maison, et ton père ne se privait pas de te le faire comprendre vu ce qu'il t'infligeait. Quand je te voyais débarquer au collège, des bleus partout sur le corps, cela me démangeait de débarquer chez toi pour intervenir et stopper ces maltraitances que tu subissais. Mais tu m'en as toujours défendu, me répondant avec un sourire que cette fois-ci, tu l'avais cherché. J'aurais dû intervenir, tu ne méritais pas ça, personne ne le méritait.

Je me rappelle les parties de cache-cache que nous adorions faire. Celles où tu te cachais toujours dans les endroits les plus improbables, et d'où tu ne ressortais que quand tu t'étais assuré que la victoire te revenait.

Je me rappelle lorsque tu restais dormir chez moi après qu'on ait joué jusqu'à plus d'heure aux jeux vidéo, puis qu'on parlait encore bien plus tard dans la nuit de tout et de rien, regardant le plafond, essayant de deviner ce qu'on deviendrait quand nous serions grands. Je serais prêt à faire n'importe quoi pour revivre ne serait-ce qu'un court instant ces moments, qui n'ont plus aucune chance de voir à nouveau le jour. Ils sont si insignifiants et pourtant, ils ont tant d'importance désormais, ils me manquent tant. Tu me manques déjà tant...

Qu'est-ce que je vais devenir sans toi ? Tu étais une force, une inspiration. Un pilier qui me permettait de me hisser vers le haut, me permettant d'y voir plus clair dans des moments de doute, de peur, de faiblesse. Plus qu'un ami tu étais mon frère de cœur. La plaie que je m'étais faite sur la main pour partager mon sang avec le tiens, j'ai bien cru que jamais elle ne cicatrisait. Ma mère avait d'ailleurs planqué tous les couteaux de la maison dans un placard fermé à clé lorsqu'elle avait découvert cette entaille, mais cela n'avait aucune importance, car chaque fois que je regardais cette blessure, je souriais, ayant la conviction que cela me rendait plus fort d'avoir de ton sang qui coulait dans mes veines. Désormais, je te le prouverais. Les larmes qui se rependent aujourd'hui sur ces écrits, sont les dernières que je verse avant un long moment, j'en fais le serment.

On s'est retrouvé juste après mon réveil avec Lucas et Dimitris. Autour d'une table, nous devions parler de toi, et nous remémorer d'autres souvenirs. J'ai commencé à leur exposer mon idée pour contre-attaquer et ainsi pouvoir te venger au plus vite. Lucas m'a recalé en me disant que ce n'était pas le but de cette réunion, et qu'on en discuterait plus tard. Je les ai regardés, puis je suis parti. Comme je te l'ai dit, assez pleuré pour moi, libre à eux de continuer, mais demain ils écouteront ce que j'ai à leur dire au sujet à ce plan.

Pour finir, je suis allé voir ta tombe. Difficile de me dire que quelque part sous mes pieds, c'est là que tu te caches désormais. J'ai envie de te dire que c'est fini, que tu as gagné la partie et que tu peux sortir de ta cachette maintenant ; mais la vérité c'est que cette fois ci la partie, tu l'as perdue. J'aurais aimé pouvoir t'enterrer avec la ravageuse, car même si je l'avais gagné, personne ne la maîtrisait aussi bien que toi. Ah oui aussi, quand tu la verras, tu en profiteras pour t'excuser auprès de Ladies de ma part, je ne pouvais pas savoir qu'elle n'aimait pas le chocolat.

Mon frère, repose en paix, tu l'as amplement mérité. Sache que plus rien n'a d'importance maintenant, si ce n'est le souvenir que je garde de toi.

Autre Monde - Journal d'un long marcheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant