18 septembre - Traversée des enfers

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Ayant obtenu mon approbation, Lucas activa son altération à pleine puissance. Quasiment instantanément, un foudroiement insondable me traversa. Accompagnées par mes cris d'agonie, une multitude de plaies refirent surface dans quasiment chacune des parties de mon corps. Comme si cette simple douleur ne suffisait pas, mon esprit aussi se retrouvait affligé par cette faculté. Toutes ces blessures n'étaient pas bénignes, et leur réapparition soudaine me faisait également revivre l'amer souvenir les ayant amenées à se retrouver gravées dans ma peau.

Allant de la simple égratignure survenue d'une de mes expéditions de long marcheur, en passant par de plus sévères entailles, provenant de mon combat contre Lucas ou Isaac, toutes m'accablaient de nouveau en même temps.

Ma chair était lacérée, réduite en lambeau, à la manière d'une vulgaire poupée de chiffon. Impossible d'avoir les idées claires dans ce tourbillon d'amertume ; seul mon instinct de survie me permit d'activer mon altération. Aussi vite qu'elles ressurgissaient, et grâce à l'appui de Dimitris, je cicatrisais ces décousures. Le cycle restait pourtant sans fin, car aussitôt rétabli, d'autres afflictions antérieures refaisaient surface.

D'un coup, une peine bien différente des autres m'accabla. Un lieu étrangement familier se dessina autour de moi. Des murs blancs, un sentiment de détresse ultime... Oui, je revivais à présent l'opération de Lou. D'un œil de spectateur, je me voyais face à Melchiot, hésitant à le massacrer, avant qu'Olie vienne m'en dissuader. Cette vision paraissait si réelle, que j'éprouvais l'envie de m'avancer, et d'intervenir.

« Non, c'est trop tôt pour ça », songeai-je intérieurement. Je devais remonter encore plus loin, avant tous ces événements, au commencement même de cette folie.

Apaisé, ce douloureux souvenir s'estompa, et céda sa place à un autre, encore plus refoulé.

Si mon altération me permettait de surmonter les blessures physiques, c'était ma détermination qui me permettait d'en faire autant pour les souffrances morales.

Les événements s'enchaînèrent. Mon appréhension avant l'opération, mon emportement durant le conseil d'Eden, la délivrance de Lou des mains des cyniques. J'aurais voulu revivre les bons moments entre ces épisodes, mais l'altération de Lucas, ne permettait que les plus cruels, les plus traumatisants, et le constat était amer. L'impression de n'avoir mené qu'une vie de peine et de deuil faisait lentement fléchir ma témérité. L'image du prochain souvenir, se présenta comme un coup de grâce, dont je me savais impossible de me relever. La vision d'un unique visage, suffit pour anéantir tous mes espoirs ; Syrius.

J'y étais, toujours en parfait témoin, dans cette cave nauséabonde, ironiquement bien plus enfouit qu'à six pieds sous terre. Je me voyais, à tout juste quelques mètres, torse-nu, abattu et attaché par les poignets. Comment, lorsque Lucas avait proposé son idée, n'avais-je pas songé à cette période, où j'étais devenu le jouet vivant d'un sadique sociopathe ?

Au pied du chêne, je repensai aux coups de poings encaissés, et mon corps gonfla, tout en se teintant d'un bleu inquiétant. Je repensai aux coups de fouet incessants, et ma chair se déchiqueta. Je repensai aux coups de couteaux, et c'est une froideur sans équivoque qui me recouvrit subitement. Mes hurlements transperçaient les tympans, et mon corps, se mit à convulser, accablé par autant de fêlures.

J'étais perdu, j'allais mourir dans la même souffrance qui m'avait guidé toute ma vie. La projection de ma personne dans ce souvenir, s'effrita lentement. J'adressai un dernier regard au Elio retenu prisonnier. Un regard d'excuse, car malgré toute ma volonté, je n'étais pas parvenu à le sortir d'ici. Avant que ma présence ne s'efface complètement, une voix retentit de l'autre bout de la pièce.

– Tu veux savoir comment je fais pour réussir tant bien que mal à m'accrocher à la vie ? C'est simple, il faut une motivation. Syrius aura beau réduire ton corps en lambeau comme il l'a fait pour moi, s'il ne parvient pas à briser ce qu'il y a à l'intérieur de ton être, tu tiendras bon. Moi, c'est simplement ce désir de vivre, de continuer coûte que coûte à me battre qui m'anime. Chaque jour que je surmonte ici, est une revanche sur la vie. Maintenant, c'est à toi de trouver ce qui te fera tenir bon.

Je tournai la tête, pour découvrir Khélios. Comment avais-je pu omettre sa présence à lui aussi ici ! Ce discours, c'était exactement celui qu'il m'avait sorti il y a deux mois. Bien qu'il ne s'agissait que d'un souvenir, j'eus l'étrange impression que ces quelques mots étaient à la fois destinés au Elio retenu prisonnier, qu'à moi-même.

– Promets-moi, ajouta t'il. Promets-moi qu'une fois sorti d'ici, tu iras la retrouver.

Malgré le profond moment de désarroi que cette scène traduisait de ma vie, ce qui avait permis à l'altération de Lucas de me la faire revivre, cette exigence, ralluma la flamme qui n'allait pas tarder à s'éteindre en moi. Le Elio prisonnier releva la tête, et je déclarai, en même temps que lui.

- Je te le promets.

De retour dans la réalité, Lucas et Dimitris paniquèrent en me voyant aux limites de l'implosion. Jamais ils ne se seraient douté que j'aurais pu surmonter tant de maux en un laps de temps aussi court.

- Elio bon dieu ! S'affola Dimitris. Lucas, on arrête tout !

- Non...! Proclamai-je difficilement en resserrant ma main autour de son poignet. On continue... Je vais tenir !

Ma détermination venait de s'enflammer de plus belle. Si j'avais surmonté une fois cette épreuve, je pouvais le refaire, tant que je n'étais pas seul. Dans ce sous-sol, j'étais avec Khélios, et ici, avec Lucas et Dimitris. Avec eux, j'étais invincible, c'est la première chose que j'avais écrite dans ce journal, en les retrouvant au lendemain de la tempête. Avec eux, j'allais survivre, coûte que coûte.

Lucas et Dimitris s'échangèrent un regard. Ils en avaient la certitude à présent ; cette soif de vie, cette volonté d'acier... Ils avaient bien retrouvé leur Elio. Leur décision était prise, ils allaient tout faire pour me soutenir, au péril de leurs propres vies.

Dimitris se concentra de nouveau. Toute son énergie se propagea directement de son corps au mien.

Sous cet afflux colossal, une coulée de sang s'écoula depuis l'iris rougeâtre de mes yeux. Petit à petit, mes blessures, aussi létales étaient-elles, disparaissaient. Mais à quel prix. Dimitris le ressentait, ce n'était plus uniquement son altération qu'il me transmettait, il en advenait de son propre souffle vital. À ce rythme, combien de temps pouvait-il encore tenir ? Une minute ? Peut-être deux... Cette constatation sordide, ne lui fit qu'esquisser un léger sourire, mêlé à une larme non pas de détresse, mais de joie. Après tout, donner sa vie pour le salut d'un de ses amis, Dimitris n'aurait jamais pu rêver plus belle mort que celle-là.

Une fois l'épisode de Syrius surmonté, toute la suite se révéla bien plus évidente à supporter. Je revécue ma fuite lâche de la ferme d'où séjournait Lou, mon départ précipité du collège, mon combat au milieu des flammes contre le chef cynique, l'encaissement de la volée de flèches durant l'ère du chuchotement, la mort de Zac, de Sam et d'Aaron, puis toutes les entailles que je m'étais infligé pour m'entraîner...

Cette introspection ne s'arrêtait jamais, pourtant, lentement, je touchais au but. Cette certitude, je la ressentis lorsque des souvenirs datant d'avant la tempête refirent surface. Quelques foulures, deux trois entorses insignifiantes, le tout, allié à un profond sentiment de solitude. Oui, je me rapprochais inexorablement. Les âges défilaient à vitesse grand V dans ce creux de ma vie. Tout s'accéléra, défilant face à moi à la manière d'un caméscope déréglé. Quand soudain, un ressentit surplombant tous les autres interrompit l'enchaînement. La quintessence du désespoir, le summum de la détresse... Ma rencontre avec Olie.

Autre Monde - Journal d'un long marcheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant