Sur un banc de bois

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Texte by elasticos

Lundi 12 septembre 2005 : 

Seul dans un coin de la petite salle de classe, un garçonnet se tenait recroquevillé contre unmur, ignorant les tentatives de la jolie maîtresse pour lui soutirer son prénom. Secouant la tête, ils'empara d'une feuille et d'un feutre violet pour tracer d'une main hésitante "Matthieu". Sans ouvrirla bouche, il se détourna du regard stupéfait de sa maîtresse pour retourner à sa contemplation de laclasse. Les dessins maladroits des autres élèves de maternelle lui paraissaient bien plus dignesd'intérêt que ceux qui les avaient tracés. 

Assis sur un mignon tabouret de plastique, un petit garçon observait avec fascination lesaffiches de l'alphabet qui tapissaient les murs de la salle de classe. Les lettres étaient si belles, toutesbouclées, comme les cheveux de sa maman. Sans mot dire, il les contemplait, un sourire béat auxlèvres. Il avait attendu avec impatience le premier jour d'école et maintenant qu'il y était, il étaitémerveillé. Sa maîtresse vint s'accroupir devant lui et, un magnifique sourire rassurant aux lèvres, luidemanda : 

- Alors mon grand, comment tu t'appelles ? 

Tout content d'être l'objet de l'attention de la jeune femme, le garçon se leva en sautillant et leva lesbras au-dessus de sa petite tête blonde.

 - J'm'appelle Eliott ! 

Lundi 1er septembre 2008 :

 Les jambes pendant dans le vide, Matthieu enfonça ses petites mains dans les poches de sadoudoune noire. Qu'il en était fier de cette doudoune ! Avec elle, il ressemblait aux grands sixièmes...Enfin presque. Il regarda autour de lui, voyant avec étonnement que plus aucune maman ne papotaitdevant le portail de l'école primaire. Pourtant la sienne n'était pas là. Il inspira avec difficulté l'airfroid de septembre. Qu'il s'ennuyait, seul sur ce banc... Sa maman arriva enfin, essoufflée d'avoircouru. Le petit garçon courut se jeter dans ses bras. Sans qu'il veuille se l'avouer, il avait eu si peurqu'elle ne vienne jamais le chercher à la fin de cette première journée de primaire. Le serrant contreelle, sa mère murmura dans ses cheveux châtain clair : 

- Je suis tellement désolée, mon chéri. Ça n'arrivera plus jamais, tu m'entends ? Plus jamais !Plus jamais tu ne m'attendras trois heures dehors !

 Le petit garçon sourit. Cela, il le savait déjà. 

D'un claquement de doigts, il expédia la bille bleue vers sa voisine, gagnant ainsi la manche.Eliott se releva avec un sourire vainqueur. Depuis le début de la partie qu'il avait entamée avec lesmembres de sa bande, il avait empoché une petite dizaine de billes rares, un exploit. Peu à peu, sescamarades partirent avec leur mère, tant et si bien qu'Eliott se retrouva bien vite seul à attendre que lasienne vienne le chercher. La brise glaciale mordait durement ses petits doigts boudinés, mais il restalà, à la sortie de l'école primaire, à patienter. Après tout, il était devenu un grand aujourd'hui, il venaitd'entrer en CP, peut-être sa mère lui cherchait-elle une surprise, non ? Au petit matin, un gendarmeamenait un petit garçon transi de froid et évanoui à l'hôpital le plus proche. Le petit Eliott avaitattendu sa mère toute la nuit. Elle n'était jamais venue. 

Lundi 2 septembre 2013 :

 Serrant avec force les lanières de son sac à dos, Matthieu souffla avec anxiété, n'osant paspasser le portail du collège. Une accolade le surprit et, se retournant, il posa les yeux sur son meilleurami Arthur qui ne l'avait jamais quitté depuis le CM1, année durant laquelle il s'était enfin fait desamis.

 - Alors, on se dégonfle chez "les grands" ? le railla-t-il. 

- Bien sûr que non ! 

Les deux enfants se checkèrent comme ils en avaient pris l'habitude puis, se prenant par la main,franchirent le pas et entrèrent dans la cour de récréation. Autour d'eux, de petits groupes se formaientet seuls quelques élèves attendaient l'arrivée de leurs professeurs en silence. 

L'attente lui paraissait éternelle sans sa bande. Eliott soupira, déçu. Lui qui était si populaire,cela faisait deux ans qu'il n'était jamais accompagné, tant au foyer qu'à l'école. Et il ne s'y faisait pas.Il ne s'y ferait jamais. 

Mercredi 6 juillet 2017 :

 - Maman, je l'ai eu, j'ai eu mon brevet ! 

Pourquoi l'ai-je eu ? Je ne voulais pas... Maintenant je suis obligé d'y aller. Je hais le foyer.Je hais le lycée qui m'attend.

 Lundi 4 septembre 2017 : 

Il sortit du réfectoire en pleurs. Évidemment qu'ils l'avaient fait, c'était à prévoir. Et pourtantcela faisait mal. Courant presque, il se laissa tomber sur un banc de bois, la tête baissée et dissimuléepar la capuche de son sweat bien trop grand.

 Arthur porta un regard réjoui sur la frêle silhouette de son "meilleur ami", perdu dans sesvêtements larges. Il l'avait manipulé avec brio, profitant des excellentes notes de Matthieu sans pourautant tenir le moins du monde à lui. Grâce à son hypocrisie, il avait eu son brevet en trichant et avaitpu se rapprocher des premières et terminales respectés du lycée, les populaires. Et dire qu'il faisaitmaintenant partie de cette bande dont il rêvait... Enfin il pourrait faire le caïd devant les jeunescollégiens, se vanter en fumant des joints.

 Les mains dans les poches de son jean clair, Eliott se dirigea vers la cafétéria pour y prendreson déjeuner. Cela faisait des années qu'il avait perdu sa popularité et s'en était finalementaccommodé. À vrai dire, il goûtait à présent cette solitude avec plaisir, celle-ci lui permettant demerveilleuses introspections. Un léger sanglot le stoppa dans son élan. Se retournant, il aperçut unadolescent de son âge qui, les genoux remontés contre sa poitrine, dissimulait à grand mal les larmesqui ravageaient son visage. À sa grande surprise, il reconnut le châtain populaire de primaire qui à sonentrée en sixième avait posé sur lui un regard un brin méprisant, quand lui-même semblait fort bienentouré. Eliott s'approcha de lui en silence avant de poser délicatement sa main sur son épaule. Celuiqui lui faisait face releva vivement la tête sans pour autant esquisser le moindre mouvement de recul.L'air honteux, il essuya ses joues de ses manches noires avant de demander :

 - Qu'est-ce que tu me veux ?

- Comment tu t'appelles ? 

- Je... Pourquoi ?

 - Tais-toi et réponds. 

- Matthieu. 

Satisfait, Eliott lui adressa un sourire éclatant avant de lui tendre une main balafrée de nombreusescicatrices. 

- Enchanté ! Je suis Eliott. Ça te dirait de recommencer une vie avec moi ?

Concours d'écritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant