Chapitre Quarante-trois - La ville de fer

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Jahia, Peyam et Zuri avait participé aux festivités discrètement avant de rejoindre leur propre petit camp. Ils avaient ensuite profité d'un repos bien mérité à l'Oasis pendant encore deux jours avant de reprendre la route. S'ensuivit de longues journées de voyages ponctuées de nuits au coin du feu ; et les groupes de Protecteurs quittèrent peu à peu les dunes ensablées pour fouler la terre inhospitalière des Terres Arides. Au moins, ils ne risquaient plus de se faire surprendre par des tempêtes de sable, et la marche y était plus facile. A l'occasion d'un arrêt à l'un des nombreux puits anciens qui parsemaient le pays, les trois amis purent enfin distinguer enfin le Mont Kimungu.

- On en a plus que pour dix jours de route, indiqua Jahia, penchée sur la carte, non sans une pointe de plaisir dans la voix.

- J'ai hâte de voir à quoi ressemble Ibo, de l'intérieur, murmura pensivement Zuri, le regard perdu vers le mont divin.

- Et ces fameuses armes si redoutables que le Kiongozi veut se procurer, ajouta Peyam.

Sa remarque raviva les inquiétudes et une chappe de plomb tomba sur les épaules de Jahia. L'avenir était si incertain. Si elle était impatiente de découvrir les rouages d'Ibo, leur arrivée prochaine dans la ville était synonyme d'ennuis. Elle rechignait à commander ces armements. Abayo lui avait peut-être transmis son pacifisme excessif... Elle ne voulait pas de cette guerre, et rentrer dans l'arène qu'était Ibo ne rendrait la menace que trop réelle. Les tribus sœurs allaient-elles finir par se battre pour les derniers oasis ? Pour les dernières terres fertiles ? Elle se mit à souhaiter l'existence et l'intervention des dieux... si seulement ils existaient, si seulement ils étaient bienveillants... Ils pourraient faire tomber la pluie, remplir les nappes phréatiques. Et l'assurance d'une paix durable reviendraient. Mais elle savait depuis bien longtemps que la vie n'était pas si simple. Elle caressa Wëya pensivement, tandis qu'ils laissaient les chevaux se reposer. Jahia appréhendait Ibo autant qu'elle était fascinée, et cette contradiction ne cessait de prendre de l'ampleur à mesure que la silhouette du Mont Kimungu grandissait.

Dix levés de soleil plus tard, Ibo se faisait enfin visible à l'horizon. La chaîne montagneuse grimpait dans le ciel bleu et le mont divin perçait les nuages. Autour du pic, la roche abritait les habitations des Ibolais : de loin, elles n'étaient que des points noirs grouillants de monde. Mais plus les Protecteurs se rapprochaient, plus ils pouvaient distinguer les chemins et les escaliers creusés dans la pierre, qui serpentaient entre les reliefs. La roche semblait avoir été sculptée par l'homme pour créer des plateaux habitables enlaçant les montagnes.

- Ça a dû représenter un travail monstrueux de construire un campement pareil, commenta Peyam à leur approche.

Au sommet de la ville, sur le relief montagneux le plus haut, trônait fièrement le palais royal. C'est là que siégeait la reine d'Ibo. Elle n'avait pas très bonne réputation auprès des tribus, beaucoup d'histoires cruelles circulaient sur son compte. Mais Jahia décida d'ignorer les rumeurs et de juger par elle-même lorsqu'elle pénétrera Ibo et peut-être, un jour, le palais. Au pied de la chaîne montagneuse, la terre était percée de plusieurs entrées sous-terraines. Probablement des mines. Ibo était réputée pour fouiller les entrailles de la terre à la recherche de cette roche noire comme les ténèbres. Jahia n'en avait jamais vu auparavant. Mais là, alors qu'ils approchaient au pas des larges escaliers qui gravissaient majestueusement la montagne, les trois Protecteurs devaient slalomer entre des travailleurs luisants de sueur, tirant des charrettes remplies de gros cailloux noirs. Ceux-ci ne prêtèrent même pas attention aux voyageurs. Cela devait être courant. Au sud de leur position, un trou béant perforait la montagne : c'était le passage habituellement emprunté par les tribus pour traverser les Terres de Shoara vers la Chama et la Grande Mère. Cette fois, Jahia, Peyam et Zuri s'apprêtaient à prendre un chemin inconnu. Ils allaient pénétrer l'enceinte d'Ibo. Face à eux, des hommes croulants sous une armure sombre gardaient les premières marches de l'escalier. A leur côté, trônait une cage en métal forgé. Jahia détailla l'étrange prison. La cage en fer était entourée d'un mécanisme auquel elle ne comprenait rien. Mais si elle lui faisait penser à un objet barbare, ses barreaux étaient ornés de décoration sculptées avec finesse et recouverts de dorures. Elle détourna son regard de la curiosité pour s'adresser aux gardes. Elle effectua un salut nomade auxquels ils ne prirent pas la peine de répondre; et leur montra son pendentif gravé, qui attestait de son titre d'Emissaire d'une tribu nomade. Les gardes plissèrent les yeux puis hochèrent la tête. Ils connaissaient les quelques variantes de symboles des différentes tribus pour désigner les personnes diplomatiques par cœur. L'un d'eux se détourna du groupe de voyageurs pour monter dans la cage. En poussant une barre de fer longue comme un bras, il activa le mécanisme et la cage s'éleva dans les airs sous les yeux ébahis des nomades.

- On va chercher votre ambassadeur. Patientez ici.

- On ne peut pas monter sans lui ? Interrogea Peyam, visiblement impatient.

- Non. Tout représentant de tribu nomade doit être accueilli par l'ambassadeur de ladite tribu. C'est la loi, fit-il en prenant les rênes des chevaux.

Jahia eut un mouvement de protection envers Wëya.

- Les équidés ne sont pas autorisé dans les enceintes de la ville.

Jahia recula d'un pas avec regret. 

- Soit. Attendons.

La jeune émissaire avait déjà rencontré l'ambassadeur Ewe d'Ibo, il y a très longtemps. Lorsque le précédent avait demandé à revenir auprès des siens pour vivre ses dernières années, un nouveau avait été désigné : Undiman, qui avait accepté avec plaisir la mission, à condition de pouvoir emmener sa famille. A l'époque, Abayo avait été chargé de l'escorter jusqu'aux portes d'Ibo. Jahia était trop jeune pour les accompagner sur un si long voyage, mais elle avait échangé quelques mots avec Undiman quand les deux hommes étaient venus faire leurs aurevoirs. Undiman était encore jeune, devenu père il y a peu. Jahia se souvenait de son regard vif et doux à la fois, de sa petite bedaine et de ses boucles d'oreilles gigantesques : des ossements liés les uns aux autres. Les ridules au coin de ses yeux indiquaient que c'était un homme souriant. Jahia se demandait s'il la reconnaîtrait. Il avait sûrement vieilli, mais elle avait grandi, et beaucoup changé.

La cage de fer redescendit dans un fracas métallique. Le garde en sorti, accompagné d'un jeune homme. Jahia fronça les sourcils. Ça ne pouvait pas être l'ambassadeur Ewe. Où était donc Undiman ? Le jeune homme svelte qui se dirigeait vers les trois Protecteurs n'avait rien d'un vieillard. Il marchait d'un pas assuré mais lent, et son visage n'exprimait que lassitude. Grand et large d'épaule, il avait un teint caramel qui tranchait avec les peaux noires habituelles des habitants des Terres de Shoara. Ses cheveux ébènes bouclaient autour de son visage tacheté. Il s'arrêta à quelques pas de Jahia et effectua un salut nomade bâclé.

- Vous êtes les Ewes ? lâcha-t-il avec un regard dédaigneux. On m'avait prévenu de votre arrivée. Bienvenue à la ville de fer. Je suis Riel.

Coeur Nomade T1 : Le Mystère des Ruines de TeliOù les histoires vivent. Découvrez maintenant