Chapitre Trente et un - Incompatibles

7 4 13
                                    


Les trois amis descendirent de l'estrade à la suite du Kiongozi. Abayo attendait fièrement Jahia et l'enlaça dès qu'elle mit un pied à terre. La jeune fille se dégagea rapidement, gênée de cet élan d'affection publique ; mais se rattrapa avec un grand sourire. Peyam tirait déjà sur les bras de ses deux amies pour aller vers les étals de nourriture. D'alléchantes effluves de ragouts, de couscous et d'épices effleuraient les narines des Protecteurs et faisaient saliver les jeunes gens. Des rangées de fromages différents, de pain frais et de bol de lait parfumés attendaient d'être piochés par les convives ; des corbeilles de fruits gigantesques côtoyaient les étals de viandes de moutons séchées, d'olives et de poivrons confits. Des enfants couraient entre les jambes des adultes et empoignaient les mets sous les regards réprobateurs des parents. Les percussions continuaient de gaiement rythmer la nuit, et plusieurs nomades commençaient à danser en ronde, probablement déjà éméchés. Après avoir déguster les plats traditionnels, les trois amis se joignirent aux danses et aux rires. Ils dansèrent, et Peyam commençait même à faire la cour à de jeunes filles... sans grand succès. Jahia rit de bon cœur face aux échecs cuisants de son ami. Celui-ci invita enfin Zuri à danser et, malgré ses timides réticences, la bonne humeur de Peyam l'emporta. Jahia observa la tribu fêter sa victoire. Ses doigts rejoignirent instinctivement le croc qui pendait lourdement à son cou, comme pour honorer sa symbolique. Le croc était énorme et faisait bien la longueur de sa paume. Poli au sable du désert, il était doux et glissant, à l'exception des parties gravées que Jahia pouvait reconnaître au toucher. Ce pendentif lui ouvrait tant de portes... Il lui permettrait par exemple de circuler plus facilement dans les villes, discriminantes des nomades. Elles pourraient obtenir des audiences auprès des Viongozi ou des souverains des Immobiles. Ce croc était porteur de respect comme de grandes responsabilités. Un sourire fier et rêveur aux lèvres, Jahia picora encore avant de se joindre aux silhouettes dansantes et aux musiques entraînantes.

Quand ses pieds furent douloureux à force de taper la terre, la jeune émissaire s'écarta pour reprendre son souffle. La vue brouillée par les quelques bolées de kuchoma, Jahia cru apercevoir une silhouette immobile en périphérie de la fête. C'était Esraa qui la regardait, adossé contre l'un des poteaux en bois mort qui élevaient les torches vers le ciel. Elle s'éloigna des festivités sous les plaintes de ses amis.

- Je crois que des félicitations sont de mises, congratula le jeune éleveur lorsqu'elle fut assez proche. Tu dois être fière.

Jahia lui adressa un sourire trop grand.

- Très. C'est... c'est une grande nouvelle.

Celui d'Esraa ne semblait pas sincère.

- Les Terres Blanches. Alors... tu repars déjà ?

Aussi doux et attentionné fut-il, cette fois, Jahia ressentait une certaine rancœur dans sa voix. Elle avait l'impression que leur relation s'était compliquée, récemment. Et elle avait sa part de responsabilité.

- Oui, bientôt. D'ici quelques jours, je pense.

Esraa hocha lentement la tête, en évitant de la regarder. Son regard alla se perdre dans les flammes somptueuses de la fournaise.

Jahia ne savait pas comment interpréter son humeur maussade en une occasion si joyeuse. L'affection facile et leurs retrouvailles de plaisirs d'autrefois lui manquaient. Aujourd'hui, ils ne se comprenaient plus.

- Qu'est-ce qui ne va pas, Esraa ?

Le jeune homme soupira. Il semblait contrarié.

- Jahia, je veux faire ma vie avec toi.

La jeune Protectrice resta interloquée. D'une part par cette déclaration soudaine, mais aussi par son ton las. Esraa n'était pas heureux, encore moins tendre. Jahia avait toujours eu des soupçons sur les sentiments peut-être trop fort d'Esraa. A plusieurs reprise, elle avait pensé qu'elle devrait mettre les choses au clair, ou lui épargner une relation inégale. Mais elle avait été lâche, et l'avait laissé l'aimer. Elle avait chassé ses pensées et prétexter se concentrer sur le moment présent. Pourquoi ? Parce que c'était facile ? Parce que c'était agréable d'être aimée ? C'était sans aucun doute égoïste, et désormais, Jahia s'en voulait.

- Esraa...

- Mais je ne veux pas d'un fantôme, coupa le jeune homme. Je veux faire ma vie avec toi, mais je veux que tu sois là, à mes côtés.

Était-ce une rupture ?

- Qu'essais-tu de me dire ?

Esraa passa une main dans ses cheveux et baissa les yeux. Il semblait peser ses mots.

- J'essaie de dire que je ne veux pas que tu partes tous les quatre matins. Je veux que tu restes ici, près de moi et... je sais que c'est ton métier, mais... tu peux changer, n'est-ce pas ? Demander à être affectée à la protection du campement. Tu n'aurais plus besoin de partir. Je te rendrais heureuse, ici, je te promet.

La voix d'Esraa vibrait d'espoir. Mais Jahia fut forcée de constater qu'ils ne voulaient pas la même chose. Leurs ambitions étaient incompatibles.

- Tu me demandes de renoncer au titre que je viens de recevoir ? s'offusqua-t-elle. Celui d'Emissaire de la tribu ?

Non seulement abandonner une tel honneur serait ahurissant, mais se contenter de protéger les abords du campement était une des tâches de Protecteurs les plus élémentaires et les moins distinguées. Esraa sembla prendre conscience du profond désaccord de son amante. Il se renfrogna, sentant que c'était un combat perdue d'avance.

- Si tu m'aimais, tu ne supporterais pas non plus de partir si loin et si souvent.

- Si tu m'aimais, répliqua Jahia, tu ne me demanderais pas d'abandonner mes ambitions et mon honneur.

La colère montait dans sa poitrine sous tant d'insolence. Esraa aussi ne sembla pas apprécier la réponse de Jahia, et le ton monta d'un cran.

- Pourquoi, Jahia ? Pourquoi veux-tu risquer ta vie chaque jour ? Pour une tribu qui n'est même pas la tienne ? N'es-tu pas fatiguée de courir après la reconnaissance ?

Ces mots eurent l'effet d'un coup de poing. Jahia voulu répondre, s'indigner, rectifier les propos d'Esraa. Bien sûr que les Ewes était sa tribu... pourquoi en doutaient-ils tous ? Mais aucun mots ne semblaient suffisant, alors aucun son ne passa ses lèvres. Esraa sembla se rendre compte de sa maladresse et se pinça l'arête du nez, désemparé.

- Jahia...

- Parce que la tribu, elle, vaut la peine de prendre des risques.

La jeune Emissaire tourna les talons et disparut dans la foule.



***************************************

Salut, toi ! Merci de m'avoir lue ! J'espère que ce chapitre t'a plu. Que cela soit le cas ou pas, n'hésite surtout pas à laisser un petit commentaire pour me dire ce que tu en as pensé ! ça m'aidera à m'améliorer :D

Coeur Nomade T1 : Le Mystère des Ruines de TeliOù les histoires vivent. Découvrez maintenant