Chapitre 2.III

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𝓣éo se rendit lentement vers le bureau de la directrice, faisant mine de regarder les meubles sous toutes les coutures. Elle cherchait à retarder le moment fatidique où elle devrait entrer chez Mme Griflyn, et passer un sale quart d'heure. Et dire qu'elle n'avait rien fait ! C'était tellement injuste ! Par Ismène, une fois sortie de ce bureau, elle jurait d'aller trouver Ryniam et de l'étouffer dans la neige !

Hum, elle se devait vraiment de calmer ces pulsions violentes : c'était indigne d'une dame.

Elle finit — malheureusement — par arriver devant le bureau, bien trop tôt à son goût, ce qui la fit soupirer, désormais résignée. Elle frappa la porte, et attendit que la directrice l'autorise à entrer. Puis elle enclencha la poignée, avant de pousser le lourd panneau de bois, qu'elle referma derrière elle. Elle n'osait pas regarder Mme Griflyn, si bien qu'elle crut bon de commencer sa plaidoirie.

— Madame, je vous jure que c'est Ryniam qui a commencé ; c'est lui qui a insulté Kan, alors ne...

— Ce n'est pas pour cela que je vous ai fait venir, Téonary Naryn.

Étonnée que la directrice l'appelle par son nom complet et qu'elle la vouvoie, elle tourna la tête en direction du bureau. Sa surprise ne fut pas feinte quand elle remarqua les deux étrangers assis en face d'elle, la regardant avec intérêt. Téo pencha la tête sur le côté, tout en haussant un sourcil, intriguée par ces deux voyageurs.

Il y avait une femme et un homme, tous deux vêtus d'une même longue cape grise comme la cendre. En se remémorant les deux silhouettes qu'elle avait vues le matin-même, Téo se demanda si ce n'étaient pas les voyageurs qu'elle avait aperçus. D'un coup d'œil, elle jugea l'homme bien plus effrayant que la femme, alors elle commença par détailler celle-ci.

N'ayant pas loin de la trentaine, la femme possédait de très beaux cheveux bruns. Ses yeux pervenches regardaient Téo d'un air rassurant, et elle lui souriait gentiment. Elle fit un mouvement vers sa tempe, comme pour remonter des binocles — qu'elle n'avait pas ou qu'elle avait oubliés. Elle semblait svelte, mais Téo n'en était pas certaine, vu qu'elle était assise. Elle la supposait Lanoise. Puis elle remarqua la belle broche en or que la femme arborait, et elle crut reconnaître une chouette.

L'homme, lui, possédait une broche représentant un loup. Il paraissait plus âgé que la femme, et son corps massif semblait faire le double du sien. Les bras croisés, il manquait l'annulaire et l'auriculaire à sa main gauche. Il l'observait, ses yeux gris reflétant l'ennui. Il possédait également de courts cheveux noirs, et avait la peau brune, un peu comme celle des Weliens. Si sa bouche n'était pas fixée dans un rictus indifférent, Téo aurait pu le qualifier de « beau », voire même de « séduisant » (enfin, pour un homme de son âge, et d'après les critères de beauté de ses aînées).

Après ce minutieux examen, elle se reprit, et bomba le torse. Une dame ne se laisse pas écraser par les étrangers, encore moins s'ils ne semblent pas nobles.

— Bonjour.

— Bonjour, Téonary, répondit la femme.

Elle avait une jolie — même très jolie — voix, pourtant Téo remarqua que son astrilais, la langue de leur pays, était empreint d'un léger accent qu'elle n'identifiait pas.

— Venez vous asseoir avec nous, lui demanda Mme Griflyn.

  Téo s'avança vers la directrice, et se tint bien droite à ses côtés, les mains croisées devant elle, sur ses genoux. Cela fit sourire la femme, mais l'homme claqua de la langue, comme excédé. Allons bon, qu'avait-elle encore fait ? Elle était persuadée d'avoir été polie. Elle se retint tout juste de lui tirer la langue pour se venger, se souvenant à temps que Mme Griflyn n'en serait pas contente.

Cette dernière posa une main sur l'épaule de Téo, avant de la faire avancer. Téo se sentait comme de la marchandise — ce qu'elle était persuadée d'être à cet instant — et elle détestait cela. Elle valait bien plus qu'une simple marchandise. Pourtant, elle espérait encore se tromper sur le motif de venue de la femme et l'homme, bien qu'elle n'eût plus beaucoup d'espoir.

— Téonary, je vous présente Ydalt Kiplyk et Emren Phyliap, qui viennent tout droit d'Opaltys. Ils sont tous deux membres de la Ligue à Cornes, et sont là pour vous adopter, expliqua Mme Griflyn.

Téo sentit un poids s'abattre sur elle, et elle empêcha les larmes de lui monter aux yeux en serrant un peu plus les poings. Adopter. Un mot qu'elle souhaitait ne jamais entendre. Car qui disait se faire adopter, disait abandonner Kan, Mme Griflyn et ses camarades. Adieu, batailles de boules de neige en hiver et contes auprès du feu. Tout cela n'existerait plus pour elle.

— Oh, fut la seule chose qu'elle put dire, la gorge nouée.

— Et c'est donc elle la taureau prématurée dont vous nous avez parlé ? demanda Emren, comme s'il doutait de la parole de Mme Griflyn.

C'était la première fois que Téo l'entendait parler, et elle nota mentalement de ne jamais le mettre en colère. Elle se remémora les histoires que les filles de son dortoir leur racontaient pour les effrayer, et dans lesquels les méchants enfants étaient adoptés par de méchantes personnes.

Mais elle, elle n'était pas méchante.

La femme — Ydalt, sa mère adoptive donna un coup de coude à Emren, l'air extrêmement désapprobateur. Téo la trouva particulièrement courageuse.

— Oui, répondit la directrice.

— Eh bien ! Soit. Nous l'emmenons sur le champ.

— Non ! s'exclama Téo, faisant tourner la tête aux adultes. Je... je n'ai pas préparé mes affaires.

— Elles ont été faites pendant que tu mangeais, lui expliqua Mme Griflyn.

— Je n'ai pas pu dire au revoir à Kan ! Je ne peux pas partir comme cela, c'est mon frère !

— Tant p..., commença Emren avant de se faire couper par Ydalt.

— Fonce lui dire au revoir. Nous t'attendons devant la porte d'entrée.

Téo la remercia d'un signe de tête, avant de courir pour sortir de cette abominable salle, faisant fi des bonnes manières. Elle n'arrivait pas à y croire, et se demanda si elle n'avait pas atterri en Infernyn.
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Publié le 13/03/2021
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Corrigé le 30/06/2021 grâce à MarieSomville

L'Astriale - Les Ombres de l'Hiver T1 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant