A partir d'aujourd'hui, et pour toujours, nous avons décidé, nous, Meneurs, de monter l'âge auquel un Apprenti peut accompagner son Mentor, en raison du malheureux accident qui est arrivé il y a quelques mois. Cet âge sera celui de douze ans.
Discours du Haut-Seigneur Corélien de Bélier, an 652.𝓓evant Téo se trouvait une magnifique palette de tons verts, du plus profond au plus clair, de la forêt d'automne, avec quelques touches de doré par-ci par-là. Même s'ils n'étaient pas en automne, et que les arbres revêtaient pour l'instant leur manteau estival, Téo pouvait presque s'imaginer ces anciennes créatures à la chevelure de feu nommés fyrels, aujourd'hui exilés de l'Astriale, courant et chassant à mains nues de grands cervidés.
Ou, comme le chantaient certaines légendes, chassant à mains nues les créatures et monstres peuplant les profondeurs de la dangereuse forêt.
– Ouah, qu'est-ce que c'est beau ! s'émerveilla-t-elle, sur le bord du bateau.
Elle replaça une mèche échappée de son ruban, derrière son oreille. Elle ne voulait pas qu'on lui recoupe les cheveux, et pour échapper à cette torture, elle se retrouvait à être obligée de les nouer pour avoir le visage dégagé. Mais avec le vent marin qui soufflait assez fort, ses boucles de miel les plus courtes trouvaient amusant de s'enfuir de l'étreinte du ruban.
– Tiens ? Tu n'es plus malade, à ce que je vois, déclara la voix de Chouette.
Téo tourna la tête vers elle, avant de la secouer de la droite à la gauche, avec un sourire. Certes, elle se sentait encore un peu barbouillée, mais ce n'était rien à côté du calvaire des premiers jours. Visiblement, elle avait le mal de mer.
– Tant mieux, fit Chouette en venant poser ses coudes près d'elle, sur le bastingage. C'est vrai que la forêt est splendide, en toute saison. Et encore, tu ne l'as jamais vu en automne. Quand on était encore à l'orphelinat de Sténographie, Dytal et moi, on aimait bien aller chercher des feuilles de toutes les couleurs, à la limite de la forêt. On espérait qu'elles resteraient tout le temps pareil, mais à chaque fois, c'était la même chose ; elles mourraient, et devenaient marron. Il nous en a fallut, des années, avant qu'on comprenne qu'elles ne pourraient jamais garder leurs couleurs.
Téo essaya d'imaginer une Chouette plus jeune – chose aisée – et un Dytal enfant – ce qui lui fut impossible –, en train d'essayer de comprendre pourquoi leurs feuilles d'arbres viraient au brun. L'image la fit sourire.
– Aux Merveilles, il y a un grand chêne, qui doit avoir des centaines d'années, raconta-t-elle à son tour. Quand Mme Griflyn avait le dos tourné, et que les autres Merveilleux jouaient ailleurs, Kan m'aidait à grimper dans les branches, pour aller cueillir les plus belles feuilles — et aussi celles qui avaient de drôles de formes. Nous les faisions ensuite sécher, pour ensuite les placer dans notre herbier. Il doit encore être dans la bibliothèque, je pense.
Chouette lui jeta un coup d'œil, tout en remontant ses binocles.
– Kan, c'était bien ce garçon auquel tu voulais absolument dire au revoir, non ?
– Étoile. Il est comme mon frère. Quand je faisais de sales coups aux autres, pour me venger, c'était généralement grâce à lui qui cela réussissait. J'avais les idées, un peu farfelues, et lui avait le plan. Nous formions un bon duo. Il me manque, tous les jours, ajouta-t-elle à voix basse, pour elle-même.
Soit Chouette ne l'entendit pas à cause du bruit des vagues frappant la coque, soit elle choisit de ne pas lui répondre, car elle garda le silence quelques secondes, avant tendre le doigt, de changer de sujet.
– Tu vois cette pointe ? (Téo acquiesça). Eh bien, c'est Sténographie. On devrait débarquer dans quelques heures, alors je te conseille de rassembler tes affaires si c'est pas fait. Sissi ?
– Étoile.
Sténographie, cité des Sagittaires, était ce que Denatys était à la Ligue à Cornes. En effet, la cité lanoise recelait en son sein la grande Caste des Lettrés, confrérie ayant eu son importance dans le passé. Et, visiblement, le maire d'Ylthenas craignait que Sténographie reprenne une importance néfaste à la politique de la dirigeante Fanie Bélier.
Ce qui expliquait la présence de Téo et sa Mentor personnelle.
Au port d'Opaltys, elles s'étaient glissées parmi les passagers, se faisant passer pour deux cousines continentales à la recherche d'herbes qui pourraient leur être utiles, et avaient embarqué sur la Colombe des dieux. Le bateau avait remonté la Sanglante – ce fut à ce moment-là que Téo avait découvert qu'elle était malade sur l'eau – pratiquement jusqu'à sa source, avant d'emprunter un des courants secondaires les menant vers le sud, droit dans l'océan Astrilais. Ainsi, pendant leur voyage, elles étaient passées tout près d'Alcade, mais ce qui avait le plus stupéfié Téo avait été leur courte traversée au Gordong, en plein milieu de la nuit.
C'était la toute première fois qu'elle quittait l'Astriale, et elle aurait bien aimé voir des minomes, la population la plus présente au Gordong. Malheureusement, les gardes tenant la frontière étaient humains, pour la plupart, et parlaient une langue qu'elle ne comprenait pas – ils n'avaient pas fait l'effort de parler la langue commune, la seule autre qu'elle comprenait correctement, outre l'astrilais.
Ainsi, elle aurait été déçue de son voyage au Gordong, s'il n'y avait pas eu la traversée dans les Mordantes, la chaîne de montagnes séparant le Gordong de l'Astriale.
Téo avait été réveillée par les mouvements du bateau, qui l'avait encore rendu malade. Le seul moyen de se sentir mieux était pour elle de monter sur le pont, ce qu'elle avait fait. Elle n'avait plus du tout songé à son mal, d'un coup.
Jamais elle n'oublierait le reflet des deux lunes sur les sommets des montagnes. Le ciel de nuit d'été était dégagé, les étoiles brillaient de mille feux.
La journée suivante, le bateau avait traversé le bois de la Pointe. Téo avait passé la journée le nez en l'air, ce qui avait amusé la plupart des passagers, à essayer de se représenter le ciel empli de ces dragons peuplant les récits d'origine gordonnaise. Mais même pour quelqu'un comme elle, avec une imagination débordante, cela c'était révélé être une tâche ardue.
Puis ils avaient atteint l'océan.
Et là, ce fut le drame.
Le décès de l'estomac de Téo.
La torture de la navigation sur l'océan avait été telle, qu'elle avait très vite cessé de compter le nombre de fois où elle avait rendu le contenu de son estomac – qui était décédé, elle en était certaine, car on ne pouvait survivre à pareille martyr.
En tout, leur voyage avait duré deux bonnes semaines, et Téo avait vraiment hâte d'enfin retrouver la terre ferme.
Descendant dans les profondeurs du bateau, à l'abri du vent, elle s'empressa de retirer son ruban, laissant ses boucles blondes se répandre sur ses épaules. Elle détestait vraiment retenir prisonnier ses cheveux de la sorte et, qui plus était, cela n'allait pas du tout avec la tenue que Chouette lui avait fait porter.
Les Continentales ne portaient pas de pantalon, même en voyage, si bien que Téo et sa Mentor personnelle se retrouvaient à porter de simples robes serrées sous la poitrine, ainsi que des bottines si étranges que Téo s'était demandée si les vraies Continentales portaient ce genre de vêtements plus qu'inconfortables.
Enfin, elle pourrait rapidement remettre son pantalon, une fois arrivées à l'auberge. Téo sourit pour elle-même en se souvenant qu'il y avait presque deux ans, porter un pantalon était inimaginable pour elle.
Une fois dans la cabine partagée avec Chouette, elle songea que c'était la première fois qu'elle voyageait si loin de chez elle.
Et elle adorait cela.
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Publié le 03/07/2021
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L'Astriale - Les Ombres de l'Hiver T1 [TERMINÉ]
Fantasy« Ils sont quatre. Certains ne se connaissent pas. Et pourtant, les fils de leur vie sont indéniablement noués entre eux. Jillan souhaite l'égalité de tous. Meilleur Espion de sa confrérie, ancien Apprenti d'une sénatrice, il reste cependant...