Chapitre 12.I : La voix de la sagesse

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An 1425

Officiellement, il n'y a pas d'âge minimal à avoir pour tenter de passer son Supérieur. Cependant, aucun Espion ne se risquerait à le passer à quinze ans, tant le Supérieur est réputé pour être compliqué. Mais surtout, aucun Espion ne prendrait ce risque, car en cas d'échec, la punition est l'exil.
Mémoire de la Mentor Salamandre, an 1008.

𝓙illan observa du coin de l'œil Emyria pendant qu'elle réfléchissait à sa question. Il nota que, comme d'habitude, elle entortillait une de ses boucles chocolat alors qu'elle avait ses yeux verts levés vers le plafond. Il l'avait
déjà vu faire des dizaines de fois, pourtant il lui trouvait toujours l'air aussi inspiré.

— Qu'est-ce que tu veux que j'en sache, Jill ? demanda-t-elle au final, je n'en ai aucune idée. Je ne suis même pas Espionne, alors songer au Supérieur, ce n'est pas pour tout de suite.

– Je croyais que tu passais des heures à planifier ton avenir.

– Et c'est le cas. Mais je n'ai pas l'intention de devenir Mentor. Je sais très bien que je n'ai pas la patience pour. Par contre, c'est vrai que toi, tu as cette patience.

– Merci.

Emyria fit un geste désinvolte de la main, l'air de dire que c'était la vérité. Jillan réfléchissait. Il ne faisait que cela, depuis des jours déjà. En réalité, c'était même depuis l'attentat de Genibel.

Distraitement, avec son amie, il salua Beira et Écureuil, deux Espions avec qui il lui arrivait de jouer aux cartes. Il pensait à ce que lui avait dit Zym ; les Mentors avaient du pouvoir.

La question était la suivante : en avaient-ils assez pour protéger le pays ?

– Faut que je t'avoue un truc, reprit Emyria en passant pensivement son doigt autour de sa tache de vin. Je ne te voyais pas du tout devenir Mentor, et je ne savais même pas que tu avais cette ambition. Mais faut le reconnaître ; t'as les qualités pour faire un bon Mentor, je pense.

– Ah ?

– Fais pas genre de ne pas le savoir ! (Elle le rabrouait comme un enfant ; Jillan trouvait cela perturbant). Primo, t'es patient. Secundo, t'es le meilleur Espion de cette confrérie. Tertio, quand on y regarde de plus près, on peut se rendre compte que tu es capable d'enseigner aux Apprentis.

– Les Apprentis ne m'aiment pas.

– En même temps, tu ne fais pas d'effort, Jill. En plus, ce n'est même pas vrai ; la plupart sont justes impressionnés. Et on est loin d'être des cervelles d'oiseaux, on est même assez observateurs – ce qui est logique, vu qu'on nous l'apprend. On a bien vu que Téo, qui était tellement nulle à son arrivée au point que Fennec ne savait plus quoi faire d'elle, commence enfin à s'améliorer depuis que tu t'occupes d'elle ! Et va pas me faire croire que tu l'as aidé sans avoir une petite idée derrière la tête.

Jillan siffla, admiratif face à la déduction d'Emyria. Lui était peut-être le meilleur Espion, il ne faisait sans aucun doute qu'elle était la meilleure Apprentie, et qu'elle parviendrait sans mal à se hisser à son niveau.

Elle n'avait pas tord ; si, au premier abord, il n'avait pas compris ce qu'il lui avait prit lorsqu'il avait proposé son aide à Téonary, il avait ensuite réalisé qu'il se testait lui-même. La suggestion de Zym s'étant fait un chemin dans son esprit, Jillan s'était dit qu'avant de poser sa candidature au Supérieur, il allait d'abord voir quelles étaient ses capacités.

– Alors, j'ai raison ou j'ai raison ? questionna Emyria avec un sourire en coin dévoilant la fossette qu'elle avait à la joue droite.

Il ne répondit pas, mais roula des yeux, ce qui la fit rire. Tous deux cessèrent de marcher dans le couloir, étant désormais arrivés devant la Garde-Robe – la grande pièce où tous les vêtements utiles aux missions se trouvaient, tout comme les premières tenues des Apprentis et les capes des futurs Espions, située à l'étage de l'Académie des Opales.

Il ouvrit la porte, fit signe à Emyria de passer.

– Quelle galanterie dis donc !

En la suivant, Jillan sentit une odeur de bougie, avant de distinguer celle-ci, à l'entrée. Il faisait désormais trop sombre pour que la lumière extérieure suffise à l'éclairage, et visiblement, la personne qui était venue plus tôt dans la Garde-Robe avait oublié sa chandelle.

Il sortit de sa poche une boîte d'allumettes – comme tous les Espions, il en avait toujours une sur lui – , en craqua une. Tandis qu'il rallumait la bougie (qui diffusa une lumière tremblotante, et réveilla les ombres de leur sommeil), il entendit Emyria claquer la langue contre son palais.

– Par Séléné ! blasphéma-t-elle, si je trouve l'Apprenti qui a laissé son bordel ici, il va entendre de mes nouvelles !

En se retournant, Jillan comprit ce qui la mettait dans cet état – et pourquoi elle en avait déduit immédiatement qu'il s'agissait de l'œuvre d'un Apprenti. Une des armoires de la Garde-Robe, celle qui contenait du linge de maison – serviettes de bain, draps, couvertures, et cetera – était grande ouverte, son contenu renversé sur le sol, en un gros tas.

Et évidement, le fautif avait prit la fuite.

– Tu ne seras pas la seule, je pense, déclara-t-il. À mon avis, cet Apprenti va être puni. Je me demande bien duquel il s'agit...

– Ah ça, je n'en ai aucune idée ! Mais crois-moi, je vais m'occuper de ça ! Bon ! Pour en revenir à ton affaire, je pense que c'est à toi de prendre ta décision, pour le Supérieur.

– C'est évident. Étant donné que c'est moi qui vais passer les épreuves – des épreuves qui s'étalent sur trois ans, qui plus est – et qui joue mon avenir, je pense avoir mon mot à dire sur ce sujet. Enfin, merci de ton aide.

– Bah ! C'est normal.

Tous deux se turent, s'observèrent. Jillan songea que cela faisait des années qu'il discutait avec Emyria, et même s'il ne lui disait pas tout, il devait bien avouer que cela était agréable, même quand elle ne comprenait pas forcément ce qu'il voulait dire (il n'avait pas encore trouvé quelqu'un qui était en capacité de suivre ses raisonnements).

– Bon, je vais y aller, dit-il. Je sens qu'il va neiger, et j'ai envie de me promener sous les flocons. Tu veux venir ?

– Par... pardon ? s'étonna Emyria en rougissant (il ne comprit pas pourquoi ; il lui avait juste proposé de se promener). C'est gentil, merci, j'aurais bien aimé accepter, mais malheureusement, Fennec m'emmène en mission avec lui dans quelques jours, et il veut que je commence à me préparer. Et puis il fait nuit, et je crois que les Apprentis n'ont pas le droit de sortir après le dîner.

Elle fit un vague signe de tête vers les armoires. Jillan savait qu'elle avait besoin de quelque chose dans la Garde-Robe, mais il ne savait pas qu'elle partait bientôt. Elle s'était bien gardé de le lui dire. Puis, il oubliait souvent qu'Emyria n'était pas encore Espionne.

– Mais une prochaine fois ? ajouta-t-elle.

Il acquiesça, la salua. Puis il s'en alla – et l'entendit au passage râler de nouveau devant le tas de linge à terre – bien décidé à profiter de la fraîcheur d'une neige de Possiner. Avec un peu de chance, il pourrait même s'amuser à geler quelques flocons.
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Publié le 22/05/2021

L'Astriale - Les Ombres de l'Hiver T1 [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant