𝓐ppuyé contre le muret de l'immense pont d'Opaltys, dit de mille ans, et ayant pour seule compagnie celle de la personne chargée de s'occuper des lampadaires, Jillan plissait les yeux en direction des gros flocons blancs qui ne cessaient de tomber.
En dessous de lui, la Sanglante, le fleuve qui traversait tout le pays, grondait à gros bouillons, faisant un boucan du tonnerre. Jamais elle ne gèlerait. À part si une bonne centaine de capricornes tentaient l'expérience.
Jillan n'était pas de ceux-là. Non, lui préférait tenter de geler certains flocons. D'ailleurs, il en repéra un, sur lequel il se concentra. D'un geste vif des doigts, il fit jaillir un minuscule éclat de glace, qui vint entourer le flocon. Désormais bien plus lourd, ce dernier était parti pour tomber vite, mais Jillan l'était bien plus. Il rattrapa le flocon enrobé d'une croûte de glace capricorne qui ne fondait pas, l'admira.
Les fines branches étaient d'une délicatesse incomparable, magnifique œuvre de la nature. Si petit, si fragile, et pourtant si unique et si important. Jillan avait toujours trouvé qu'il y avait une certaine poésie dans les flocons de neige, et c'était pour cela qu'il aimait les figer, les conserver éternellement.
De sa main libre, il saisit le petit flacon transparent contenant déjà plusieurs flocons gelés, avait de rajouter celui qu'il tenait entre deux doigts. C'était Zym qui lui avait apprit à figer les flocons ainsi ; il trouvait cela amusant, en avait fait un jeu et l'avait partagé avec Jillan. Les années passant, Zym s'était lassé de cette activité, mais pas Jillan.
Chaque année, lorsqu'il neigeait, il aimait bien sortir en pleine nuit, seul, et figer quelques flocons. Cela l'apaisait, lui permettait de ne pas penser aux choses tracassantes (et énervantes).
Il soupira après avoir rangé sa fiole, tout en posant ses bras croisés sur le rebord du muret couvert de neige. Il trempa les manches de sa chemise, mais n'y fit pas attention.
Il repensa à l'attentat de Genibel. À cette facilité avec laquelle Reyruh Cancer avait failli faire tomber la dirigeante. Au fait que cela ne semblait déranger personne. Fanie Bélier était vivante, en bonne santé, alors tout allait bien !
Jillan n'était pas d'accord.
Reyruh Cancer avait fragilisé l'Astriale, ce que Jillan trouvait intolérable. On ne touchait pas à son pays. On ne le rendait pas plus faible. L'Astriale était réputée certes pour sa tendance à rester pacifique dans bien des cas, mais ce n'était pas une raison pour la penser faible.
Il se souvenait de ses leçons. Un seul parti, en changeant de camp, avait failli réduire à néant l'Astriale. Il ne voulait pas que cela recommence. Personne ne pouvait vendre son pays ainsi. Or, c'était ce qu'avait failli faire Reyruh. Les coups d'état et les attentats affaiblissaient un pays, quoi qu'on en dise.
Jillan en était certain ; au moindre signe d'infériorité, un pays comme le Gordong, avec qui les relations étaient compliquées, s'empresserait de déclarer une nouvelle guerre pour obtenir plus de territoire.
Inconsciemment, Jillan traçait des cercles furieux du doigt dans la neige, laissant des traces de givres. En le réalisant, il baissa la tête, et avisa sa manche complètement recouverte de givre.
Il soupira de nouveau, tout en secouant la tête, faisant voleter la neige qui s'était accumuler sur ses mèches blondes. Il s'apprêtait à enlever le givre, lorsqu'un mouvement attira son attention, à sa droite.
Par Lilith ! Était-ce lui, ou des ombres rampaient vers lui ? Stupéfait, il fit un bon de côté, ayant la conviction que toucher ces ombres revenait à creuser sa tombe.
Puis un rire s'éleva derrière lui. En moins d'une seconde, Jillan dégaina son arme tout en pivotant vers la source de la voix. Méfiant, il plissa les yeux en direction de l'individu qui se tenait en pleine lumière sous le lampadaire.
Il avait cru qu'il s'agissait de la personne qui s'occupait de ce dernier, mais il ne faisait aucun doute qu'il s'était trompé. L'homme qui lui faisait face n'avait beau pas se cacher, Jillan ne discernait pas son visage, juste un sourire éclatant.
L'homme applaudit, se décolla du lampadaire.
— Quels réflexes ! Quelle agilité ! s'exclama l'inconnu.
Jillan réalisa qu'il parlait astrilais avec un fort accent, qui n'était pas d'ici, il en était certain. L'inconnu s'avança vers lui, et il brandit son arme.
– N'approchez pas.
L'homme sourit de plus belle, s'appuya contre la lame. Désormais, Jillan comprit pourquoi il avait l'impression de ne pas le voir. L'inconnu avait la peau sombre. Massif, particulièrement grand, et les cheveux longs, il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'un étranger, peut-être originaire du Sethrek, un pays du Continent.
– Tu serais prêt à tuer un inconnu qui tente juste de te parler ?
La neige qui tombait sur les cheveux de l'homme contrastait avec leur couleur noire. Jillan pinça les lèvres, poussa légèrement sur son épée pour tenter de faire reculer l'étranger.
– Vous tentez juste de me parler ? Vous me prenez pour une cervelle d'oiseau ? Rangez vos ombres.
L'inconnu sourit de plus belle, tout en repoussant la pointe de la lame d'un doigt. Puis des ombres vinrent s'enrouler autour de ce dernier. Jillan recula d'un pas. Il ne savait pas ce que c'était, et tout ce qui était inconnu pouvait se révéler dangereux.
– Allons, tu n'as rien à craindre de moi, jeune tyran, affirma l'homme. Mes ombres ne te ferons pas de mal.
– Vous me voulez quoi ? Je ne vous connais même pas.
– Et moi non plus, je ne te connais pas. Mais je connais cette rage qui brille dans tes yeux, ce désir de justice qui t'anime. Tu es comme moi.
Il se pencha par-dessus la lame de Jillan. Celui-ci s'empressa de relever son arme, écorcha volontairement l'inconnu juste sous le menton. Il n'était pas naïf, et n'allait pas se laisser faire, uniquement parce qu'il était plus jeune. Qui était donc cet homme, qui le tutoyait si naturellement et qui prétendait lire des sentiments sur son visage de marbre ?
Il jaugea l'inconnu en silence. Il avait apprit que le silence mettait souvent mal à l'aise les autres, et que c'était l'une des meilleures manières pour obtenir des réponses.
– Je ne sais pas ce qui te triture ainsi, avoua l'homme, mais pour être seul, dehors, en pleine nuit sous la neige, c'est que ce doit être important. Et ça veut aussi dire que tu n'as personne à qui en parler. Moi, je pourrais t'aider.
– Et pourquoi ?
– Je te l'ai dis ; nous somme pareils. Et j'aime aider mes semblables.
Jillan ne baissa pas la garde. Il se sentait agacé. Il détestait les personnes qui prétendaient tout savoir, encore plus celles qui pensaient le connaître. Sans se soucier des ombres qui continuaient à tourner tranquillement autour de l'inconnu, il fit un pas prudent en arrière, une main serrant toujours son arme, l'autre se préparant à faire jaillir la glace.
– Laissez moi en paix. Vous ne me connaissez pas. Vous ne pouvez rien faire pour moi. Sortez de ma vie.
– Je m'appelle Omâhn, et je réside à La Petite Opale, si jamais tu souhaites discuter de ton problème... ou en apprendre plus sur tes origines.
Jillan cilla à l'évocation de ses origines, qui lui étaient inconnues. Pourtant, alors qu'il s'apprêtait à poser une question, l'inconnu – Omâhn – s'enroula dans ses ombres, avant de disparaître, laissant un Jillan plus que perturbé sur le pont d'Opaltys, au moment où les cloches des temples d'Ismène et Séléné sonnaient vingt-trois heures.
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Publié le 22/05/2021
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L'Astriale - Les Ombres de l'Hiver T1 [TERMINÉ]
Fantasy« Ils sont quatre. Certains ne se connaissent pas. Et pourtant, les fils de leur vie sont indéniablement noués entre eux. Jillan souhaite l'égalité de tous. Meilleur Espion de sa confrérie, ancien Apprenti d'une sénatrice, il reste cependant...