22. Les Œillères Humaines, deuxième partie

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25 juin 1887

«Jade, levez-vous ! Jade ! Bon sang ! »

La jeune femme ouvrit péniblement les yeux. Le sol n'était pas confortable et une odeur âcre dérangeait ses narines. Elle se redressa. Attiré par la lumière son regard se posa sur la flamme gigantesque qui crépitait à quelques mètres d'elle. Elle glissa sur ce qui semblait être le parquet d'un des bureaux pour s'éloigner du brasier.

Son âme était arrivée en enfer, elle en était persuadée.

Sa tête tournait à cause du manque d'oxygène. Elle resta un instant immobile. Une voix familière la tira de sa stupeur.

«Merci, bon Dieu ! Vous êtes vivante !»

Elle pivota vers la source du son, distinguant la silhouette paniquée de Jodie, la femme de ménage. Son visage était écarlate.

«Je crois que la gazinière a pris feu. Le manoir est en train de s'effondrer. Nous devons sortir d'ici ! Dépêchez-vous !»

Malgré la désorientation et la nausée, Jade parvint à se relever en titubant, la fumée âcre lui piquant les yeux.

Les deux femmes se frayèrent un chemin à travers les couloirs, s'efforçant de respirer le moins possible. Maintenant totalement consciente de la situation, Jade remarqua que quelque chose n'allait pas.

« Caym ! Où es-tu ? Viens nous aider ! C'est un ordre !»

Son pentacle ne brilla pas. Elle tira sur le col de sa chemise de nuit. Le seau avait perdu de sa netteté. Il ressemblait maintenant à une vulgaire cicatrice.

«Il ne vient pas...»

Jodie la réprimanda d'un ton sévère.

« Non, mais vous en avez du culot ! C'est peut-être votre majordome mais vous ne pouvez pas lui ordonner n'importe quoi !»

Pourquoi ne venait-il pas ? Si Jodie était là, c'est qu'elle n'était pas encore morte. Si elle n'était pas encore morte, alors Caym devrait toujours être là ! À moins que...

Elles arrivèrent près de l'entrée. Jade posa sa main sur l'épaule de la femme de ménage.

« Jodie, sortez chercher de l'aide !

- C'est bien ce que je comptais faire figurez-vous.»

La comtesse se retourna et regrimpa les escaliers en courant.

«Mais où vous allez ? Ça va pas ?»

Elle traversa le premier étage, jusqu'aux chambres des domestiques, la vision de plus en plus obscurcie par la fumée.
Une poutre ardente se détacha soudain du plafond et heurta le sol pavé à moins d'un mètre d'elle. Elle fit un bond en arrière pour l'éviter. Sa respiration déjà saccadée par le stress devint plus difficile encore et elle se mit à tousser. Ses yeux rougis trouvèrent enfin la poignée de la chambre et elle ouvrit la porte.

« Caym ! »

Une petite boule de poils blanche s'échappa dans un miaulement de terreur. Jade ne remarqua pas le félin, trop occupé à sonder la pièce. Il n'était pas là, mais alors où pouvait-il être ?

Sa vue commençait à se flouter. Le manque d'oxygène devenait insoutenable. Elle toussa de nouveau en se sentant sombrer. Elle eut soudain l'étrange impression que ses pieds s'éloignaient du sol. Tout devint noir.

*

La nuit était enveloppée d'un léger brouillard. Le démon arpentait les rues de la ville telle une ombre. Ses pas restaient silencieux dans ses chaussures de cuire.

Son esprit semblait engourdi, emprisonné dans une torpeur étrange. La faim le tenaillait, une faim vorace et insatiable.

Douze années avaient été nécessaires pour parvenir à ce pacte, des années d'attente, de manipulation subtile, de jeu de rôles bien joué. Et maintenant, alors que le festin était prêt à être dévoré... il hésitait, il fuyait.

Le démon n'arrivait pas à saisir comment il en était arrivé là. Cette âme pure et dense avait tout ce qu'il pouvait espérer.

C'était la proximité de cette femme et son trop-plein de bienfaisance qui l'avait écœuré. Elle l'avait rendue malade. Elle l'avait dégoutté de son âme par le simple fait de sa présence.

À mesure qu'il marchait, il passa devant un vieux pub écossais, d'où émanaient les rires et les voix enjouées des buveurs. Ils échangeaient des histoires de gloire, de rêves à poursuivre, probablement exagérés par l'ivresse.

Le démon eut un sourire méprisant pour la condition humaine.

Chaque jour, chaque minute les rapprochaient de la fin, et pourtant ils s'impatientaient de voir le lendemain.

Un jeune garçon arriva en courant et franchit le seuil de la brasserie. Il voulut reprendre sa route mais ses paroles l'interpellèrent.

« Hé ! Venez voir ! Le manoir des Blodweell est en feu ! »

L' Âme Maudite (Terminée) SebastianxOCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant