56. Un Majordome, Contrarié, deuxième partie

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19 mai 1887

Le majordome se tenait debout face à une fenêtre du salon, contemplant avec une satisfaction dissimulée la calèche qui s'éloignait lentement du manoir. La visite de l'insupportable tante de Jade avait enfin pris fin, grâce à sa ruse habilement mise en œuvre.

Se retournant, son regard se porta sur le saladier de fruits qui trônait dans la pièce, une décoration charmante qu'il avait lui-même orchestrée. Ses traits impeccables se crispèrent légèrement en comptant mentalement les pommes et les poires à l'intérieur. Douze. Jodie avait encore osé s'octroyer une part sans la moindre autorisation, un affront à sa patience légendaire. Il s'apprêtait à se diriger vers la cause de son irritation lorsque la comtesse entra dans la pièce. Elle se jeta contre lui et vint se suspendre à son coup, rayonnante de joie.

«Ça y est ! Peltie est partie. Je n'en reviens pas qu'elle ait cru à ta fausse lettre ! Tu es formidable Caym !

Le majordome répondit posément :

-Comment comptez-vous profiter de ces quelques jours de liberté, my lady ?

- Je ne sais pas. Et si on allait en Italie ? Personne ne connaîtra la petite comtesse anglaise du comté de Gloucestershire. Tu pourrais ôter ton costume de majordome et devenir le comte Blodweell. Tu n'auras même pas besoin de porter cet horrible masque de Geoffrey cette fois.

- Est-ce un ordre ?

-Non, ce n'est qu'une proposition.

- Alors, permettez-moi de refuser. Un majordome de qualité doit habiter son rôle pleinement et en toutes circonstances. Je ne souhaite pas en être de nouveau dépouillé, pour le remettre l'instant suivant comme on enfile un vulgaire costume de scène.

- Excuse moi. Je n'avais pas réalisé à quel point tu tenais à ce statut. Et puis tu as raison, qu'est-ce que je deviendrai sans les services de mon diable de majordome ?

Un sourire subtil se dessina sur les lèvres de Caym, mais il garda le silence.
Il y eut une courte pose. Jade regardait sur le côté, pensive. Elle replongea bien vite ses yeux anthracite dans ceux du démon.

-Et si on allait en Chine plutôt ? Il paraît que les temples asiatiques sont somptueux.»

Le majordome acquiesça avec un léger hochement de tête. La présence de Madame Peltie avait apporté tellement d'ordre au manoir, qu'il en avait presque oublié à quel point Jade était désordonnée et instable. Elle pouvait prendre une direction et en changer l'instant suivant, aimer un aliment et le détester ensuite. Elle passait, de façons tout aussi inexplicable, des pleures aux rires, de la colère à la joie. Cette imprévisibilité avait quelques choses de captivant, il devait l'admettre. Chaque jour passé sous ses ordres apportait son lot de surprises et de nouveautés.

La promiscuité de la comtesse, qui était toujours accrochée à son coup, embauma ses narines de l'excise flagrance de son âme.

Cette spontanéité était elle une des qualités qui la rendait si alléchante? Sans doute.

Les humains avaient pour habitude d'associer le chaos à la mort et aux démons. Ils avaient tort. La constance, l'inflexibilité, l'ennuie, c'est là qu'on trouvait la mort. L' imprévisible, le mouvement, l'erreur étaient, au contraire, de véritables manifestations de vie.

Il regarda ses lèvres se mouvoir tandis qu'elle continuait d'explorer de nouvelles possibilités de voyage. Il sentit son être s'alanguir.

«Ou peut-être qu'on pourrait aller voir cette statue en Amérique.

-Puis-je vous faire une suggestion, my lady ?

-Je t'écoute.

- Vous m'avez mentionné votre intérêt pour la prestidigitation il y a quelques jours. Que diriez-vous, pour commencer, d'aller assister à un spectacle de Georges Méliès à Paris ? On l'annonce déjà comme étant le futur Houdini.

Elle défit enfin ses bras de sa nuque, captivée par cette nouvelle proposition.

-Quelle idée fantastique ! J'ai toujours rêvé de voir un grand spectacle de magie. Peux-tu t'occuper des réservations ?

Caym s'inclina légèrement.

-Je m'en charge immédiatement.»

«Bonjou-l le F-l-ance ! » s'exalta -t-elle dans un français très approximatif. «Je monte préparer mes bagages !»

Et, elle repartit aussi précipitamment qu'elle était arrivée.

4 avril 1889

Le démon, toujours accroupi sur le parquet de son ancienne chambre regardait les images projetées devant lui.
Il maudit le fait que ce soit précisément ce souvenir qui resurgisse parmi les cinq cents interminables années de son existence.

Il détesta se revoir idéaliser cette humaine ordinaire, une créature insignifiante dans l'abîme de l'existence éternelle. Tout cela était la faute de cet ange perfide, qui avait distordu ses sens en falsifiant le parfum de son âme, l'entraînant dans un piège qu'il aurait dû éviter à tout prix.

Son regard se baissa sur le cadavre qui gisait devant lui, affalé sur le lit.

L'ancienne comtesse, jadis une figure gracieuse, avait été réduite à une abomination innommable. Ses yeux gris n'étaient plus que deux gouffres sans fond, son nez et ses lèvres étaient englués dans une substance noire et visqueuse. Il savoura cette vision cauchemardesque. C'était bel et bien fini cette fois. Ce corps qui l'avait tourmenté n'était plus qu'un morceau de chair inerte, et le parfum envoûtant de l'âme d'Héloïse s'était dissipé.

Il reprit son apparence de majordome puis commença à se redresser avec difficulté.

Il posa une de ses mains gantelées sur son buste. Une quantité abondante de sang s'échappait toujours de la fente ouverte par la death scype.

Il avança vers le hall d'entrée, le dos vouté. Il aurait tout à fait pu sortir par une fenêtre comme un méprisable voleur, mais, il avait bien l'intention de quitter les lieux avec la dignité et la prestance d'un diable de majordome, par la grande porte du manoir.

L' Âme Maudite (Terminée) SebastianxOCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant