2. Une Enfance Tourmentée

459 16 4
                                    

1er mai 1881

Le miaulement d'un chat,

La fraicheur des pavés de marbre,

Un couple gisant dans une flaque de liquide pourpre,

Des plumes d'ivoires qui se balançaient lentement,

Et enfin, l'effroyable corbeau, perché sur son étrange tronc de bois tordu.

La jeune fille ne prit pas la peine d'ouvrir les yeux. Le bruit ambiant, une cacophonie de voix d'enfants riants, pleurants et bataillant lui permit sans mal de reprendre ses esprits. Elle s'était assoupie sous un chêne du jardin, un livre dans les bras.

Elle tenta de se rappeler son cauchemar. Pour la énième fois, elle revivait ce souvenir terrifiant, le jour où elle avait repoussé l'offre d'un diable. Cette scène revenait la hanter, encore et encore, comme si un simple refus ne suffisait pas, comme si elle devait sans cesse le réitérer pour que cela reste valable. Peut-être que le démon se tenait là, dans un arbre, déguisé en pies ou en corbeaux, attendant avec impatience que le « Non » de ses rêves se transforme en un « Oui ».

Peut-être.

Peut-être que le choc brutal de découvrir les corps sans vie de ses parents biologiques alors qu'elle n'avait que huit ans avait déclenché un stress si intense que son esprit s'était enfermé dans une boucle traumatique.

Peut-être.

Elle se retourna sur le côté, restant allongée dans l'herbe jaunie, observant ses camarades vaquer à leurs occupations d'enfants. Elle se sentait bien ici, pour la première fois de sa vie. Elle était choyée, libre et en sécurité.

Jade Fawley, enfant non désirée d'une famille aisée, avait grandi dans un couvent pour jeunes filles nobles, comme il était coutume à l'époque. Elle y avait subi une éducation autoritaire, visant à façonner une future épouse parfaite, obéissante, humble et soumise. Sa nature turbulente et impulsive l'avait empêchée de se conformer au moule imposé. Elle avait ainsi subi maintes punitions, allant des simples récitations aux châtiments corporels et au jeûne forcé. Elle n'avait jamais rencontré ses vrais parents, mais avait été visitée par sa tante, Madame Peltie, une femme tout aussi stricte que les enseignantes du couvent.

Un jour, alors qu'elle était retenue dans une pièce sombre et étroite du pensionnat, elle s'était retrouvée soudainement dehors, sans comprendre comment. Elle avait saisi cette opportunité pour s'échapper. Plus tard, elle avait retrouvé ses parents biologiques, mais leur mort avait suivi de près sa découverte, cette fois encore sans qu'elle puisse comprendre ce qui s'était passé.

La suite de sa vie était en grande partie similaire à celle de ses camarades actuels. Survivant comme un chat de gouttière, errant, sale, maigre, opportuniste et farouche, avant d'être chaleureusement accueillie dans cet orphelinat.

Des sanglots d'adulte attirèrent soudain son attention.

Elle se releva, tendant l'oreille vers le bureau où le philanthrope dirigeant l'établissement pleurait en solitaire. Elle se leva, passa une main rapide dans ses cheveux tressés pour en ôter les brindilles, puis se dirigea vers lui.

Le baron Kelvin était à genoux, le visage affalé sur son bureau en bois poli. Jade se précipita pour le soutenir.

«Père, tout va bien ?», demanda-t-elle.

L'homme releva le visage, les verres de ses lunettes embués par les larmes qui sillonnaient ses joues, trempant sa moustache auburn.

«Non, ils m'ont rejeté ! Je ne suis pas à leur niveau, tu comprends ? Je dois devenir meilleur. Je veux leur ressembler !

Elle posa une main réconfortante sur son épaule.

- Père, calmez-vous. Peu importe qui sont ces gens qui vous ont rejeté et ce qu'ils vous ont dit pour vous mettre dans cet état, ne les écoutez pas. Vous êtes un homme exceptionnel. Nous ne serions pas là sans votre générosité.»

Elle désigna la fenêtre ouverte donnant sur le jardin.

«Vous éclairez chaque jour le visage de ces enfants !

-Vos sourires sont charmants, c'est vrai. Mais pour le reste... Regarde-toi !»

Il retira une paille de sa chevelure ébouriffée, la jeune fille baissa les yeux, gênée.

« Et regarde tes camarades ! Vous êtes mal élevés, chétifs, malades ou handicapés. Vous n'êtes pas extraordinaires, bien au contraire ! Vous êtes médiocres, comme moi. C'est normal. Ne dit-on pas que l'on devient semblable à ceux qu'on fréquente ?»

Le regard du baron se figea soudain sur une poupée de clown posée à l'angle de son bureau. Il la saisit et l'examina avec une fascination nouvelle, observant attentivement le tissu coloré aux finitions brillantes, manipulant délicatement ses bras et ses jambes de porcelaine. Un sourire se dessina sous sa moustache épaisse.

«Je sais. J'ai trouvé. Je vais accepter les propositions de tous ces marchands avares. Il me faut accumuler un peu de richesse. Ensuite, je vais revoir votre éducation. Je vais agrandir la bibliothèque et proposer des séances d'entraînement physique quotidiennes. Je vais investir dans de nouveaux vaccins pour combattre vos maladies. Oh, et je vais trouver le meilleur chercheur pour créer le type de prothèse le plus performant jamais conçu ! Je ne veux pas seulement que Mary marche sans béquilles, non ! Je veux la voir courir ! Je veux voir Joey jongler avec deux mains, avec tout un assortiment de balles colorées. Ce serait extraordinaire ! Peux-tu imaginer ça ?»

À mesure qu'il parlait, son visage joufflu, encore humide de larmes, s'illumina d'une euphorie intense.

«Je vais aussi vous offrir de jolis vêtements, des bijoux, des rubans, du maquillage,... Vous serez flamboyants ! C'est ainsi que je deviendrai un homme d'exception. Celui qui transforme des carcasses traînant dans les caniveaux en merveilleuses poupées de porcelaine ! Alors, je suis certain qu'ils m'accueilleront parmi eux. Oui, j'en suis sûr maintenant. C'est ce qu'ils attendent de moi depuis le début ! Quel idiot je faisais de ne pas avoir compris plus tôt ! Viens ici, que je te prenne dans mes bras !»

Avec enthousiasme, il enlaça la jeune fille toute frêle contre son corps robuste, puis quitta la pièce en sautillant.

Un sourire gêné apparut sur le visage de Jade pendant un instant, mais il s'éteignit finalement pour laisser place à une expression de confusion. Le baron Kelvin avait toujours été excentrique, c'était vrai, mais jamais elle ne l'avait vu agir de cette manière. Elle se rasséréna rapidement. Après tout, n'était-ce pas une preuve supplémentaire de l'engagement du baron envers l'orphelinat ? N'était-ce pas un témoignage de l'amour inconditionnel qu'il portait à tous ses enfants?

Un joli sourire s'étira sur les lèvres de Jade, incapable de discerner la violence, l'égoïsme et le mépris cachés derrière les soit-disantes bonnes intentions de son père, qui glissait lentement vers la folie, le cerveau rongé par une psychose schizophrénique.

L' Âme Maudite (Terminée) SebastianxOCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant