21. Les Œillères Humaines, première partie

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24 juin 1887

La nuit était tombée depuis un moment, plongeant la chambre dans une semi-obscurité. Jade, drapée dans une élégante robe de chambre blanche, se tenait près de la fenêtre, fixant d'un regard mélancolique l'horizon obscurci.

Le pacte avec son majordome démoniaque touchait à sa fin.  L'atmosphère était empreinte de ce calme solennel qui précède la tempête.

De discrets coups sur la porte attirèrent l'attention de Jade, signalant l'arrivée de Caym. Peltie avait quitté les lieux il y a plus d'un mois pour des affaires urgentes, le majordome avait donc de nouveau accès à sa chambre.

Jade détourna son regard de la fenêtre pour le poser sur lui. Bien qu'elle aurait aimé exprimer ses craintes et ses doutes, les mots semblaient se refuser à franchir le seuil de ses lèvres.

Le démon, avançant avec une grâce indéniable, s'approcha d'elle, sa silhouette élégante se dessinant dans l'obscurité de la pièce. Jade lutta pour trouver la force de parler, sentant que l'instant était solennel.

«Je n'ai plus que quelques heures à vivre, n'est-ce pas ? murmura-t-elle d'une voix à peine audible.

Il répondit d'un ton calme et mesuré.

- Oui, my lady, le terme de notre pacte approche.»

Une vague de mélancolie s'empara d'elle alors qu'elle prenait conscience de l'irréversibilité de la situation.

Caym resta là, debout, à la regarder. Un éclat inhabituelle passa brièvement dans ses yeux, un éclair d'émotion qu'il refoula instantanément. Il s'inclina légèrement en signe de respect et de formalité.

«Je suis à votre disposition, my lady, pour ces dernières heures. »

Jade hocha la tête.

« Vous regrettez votre pacte, n'est-ce pas ? »

Surprise par la franchise de sa question, elle leva les yeux vers lui.

« Il n'a jamais eu aucun sens. Vous m'avez offert votre âme car vous vous sentiez seule et déprimée. Mais ce n'était qu'un état passager. Vous allez mourir sans raison. Vous n'aurez rien accompli, rien découvert, rien vécu... Vous avez toutes les raisons de regretter.

Les paroles du majordome la glacèrent.

-Tu..tu ne comprend pas, Caym. Si je n'avais pas passé ce pacte avec toi ce soir là, j'aurais mis fin à mes jours. J'étais prête à mourir ! Tu m'as offert un échappatoire. Je t'en suis reconnaissante, répondit-elle avec une sincérité désarmante.

Caym resta immobile, ses yeux phosphorescent semblant pénétrer au plus profondde son être.

- Vous avez choisis d'anéantir totalement votre âme en échange d'une année de plus. Pactiser avec un démon, ce n'est pas seulement mourir.

Ces mots martelèrent l'esprit de Jade telle une pluie glaciale qui pénètre jusqu'aux os. Elle fut saisie de vertiges. Elle était bien vivante, là, en cet instant. L'idée de ce qui viendrait ensuite la terrifiait au plus haut point.

- Ne dit plus rien !

Sa voix tremblante était à la limite du désespoir. Elle voulait repousser cette réalité qui s'imposait à elle, l'empêcher de s'infiltrer davantage dans son esprit déjà torturé.

Caym ignora l'ordre et s'avança lentement vers elle.

- Vous avez peur. Vous avez fui en tentant de ne pas y penser, mais à présent, vous ne pouvez plus y échapper. »

- Caym, tais-toi, c'est un ordre !»

Caym ferma les yeux un bref instant. Jade tenta de reprendre son calme et grimpa sur son matelas.

« Je...Je crois qu'il est temps que je dorme maintenant. »

Il la regarda commencer à soulever sa couette. Ses gestes étaient presque automatiques, traduisant l'agitation qu'elle luttait pour dissimuler. Elle espérait en vain que le sommeil lui offrirait une échappatoire. Mais, il savait pertinemment qu'elle ne parviendrait pas à dormir en sachant qu'elle vivait ses derniers instants.

Ses traits s'adoucirent. Il s'avança un peu plus vers elle.

« Excusez-moi, my lady. Mes propos n'étaient pas dignes d'un majordome de la famille Blodweell. »

Il s'assit sur les draps et se tourna vers la comtesse allongée qui feignait de dormir. Il la fixa un moment. Elle ouvrit les yeux ; ses pupilles grises restèrent gravées dans son esprit.

« Dois-je vous apporter quelque-chose ? Un bol de lait chaud ? Il reste du thé noir de... »

Jade se redressa soudainement, entourant Caym de ses bras avant qu'il n'ait pu terminer sa phrase. Elle enfouit son visage dans le col de sa chemise. Le démon sembla presque surpris par ce geste, un léger frémissement passant dans sa posture rigide.

La proximité de sa maîtresse amena une odeur de jasmin, la senteur de son parfum. L'odeur florale fut peu à peu substituée par l'effluve plus subtil de son âme. Une âme qui serait bientôt sienne.

Les yeux du démon se fendirent.

Les mains de la jeune femme se serrèrent sur le dos de sa veste noire. Il sentit soudain une douleur s'emparer de sa poitrine. L'odeur devint écœurante.

Elle approcha ses lèvres de son oreille.

« Vous pouvez la prendre maintenant, Mr le corbeau. Je ne veux pas attendre. »

La lady qui gardait les yeux clos ne remarqua pas le trouble de son serviteur. Il se dégagea doucement de ses bras, incapable de supporter plus longtemps cette étreinte. Il esquissa un sourire factice.

« Ne soyez pas si pressée, ce moment viendra bien assez tôt. »

Se relevant avec une aisance presque féline, il ajusta soigneusement la couette autour de sa maîtresse Celle-ci le regarda faire, confuse. Elle ne pensait pas qu'il repousserait sa concession. A vrai dire, elle ne l'avait pas fait pour lui. Elle avait surtout espéré qu'il la dévore maintenant pour échapper à cette nuit terrible.

« Bonne nuit, my lady. »

Il prit congé d'une révérence et s'éclipsa. Jade se retrouva seule, confrontée à l'attente insupportable de sa mort imminente.

Il passa le seuil de la porte et s'arrêta dans le couloir.

Qu'est-ce que c'était que ça ?

La proximité de sa maîtresse ne lui avait apporté que de la douleur. Le doux parfum de cette âme dense et pure était toujours là. Pourquoi n'arrivait -il plus à l'apprécier ?

«Je crois que vous avez eu les yeux plus gros que le ventre. Si je peux vous donner un conseil, vous devriez abandonner cette âme tant qu'il est encore temps. »

Il fit quelques pas pour s'éloigner de la porte. Il n'était pas encore trop tard. Il pouvait encore faire demi-tours. Il pouvait encore l'abandonner.

Il descendit les marches du manoir, l'esprit embrumé.

Il sortit du bâtiment et se retrouva bientôt dans les rues d'Aberdeen.

Il était maintenant trop loin pour percevoir l'épaisse fumée noire qui s'échappait de la grande bâtisse et les cris de panique de Jodie.

Des flammes rouges jaillirent des fenêtres du manoir de Mme Blodweell.

L' Âme Maudite (Terminée) SebastianxOCOù les histoires vivent. Découvrez maintenant