── Chapitre 1 : Sankta.

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   Notre monde.

   Londres, 2019.

- Euh... excusez-moi?

   La bouche encore à moitié pleine d'un beignet au chocolat que j'essayais de manger discrètement sous le bureau sans me faire repérer par mes collègues de la bibliothèque, j'interpelle l'homme qui a de toute évidence oublié de faire scanner les trois livres qu'il a sous le bras avant de pouvoir partir. Bien évidemment, c'est l'heure de la pause et je suis la seule à être restée assise derrière le long bureau en «L» que je partage habituellement avec deux, voir trois autres bibliothécaires selon les jours.

- Monsieur, s'il vous plaît? dis-je en mettant la main par dessus la bouche et en mâchant le plus rapidement possible le reste de beignet. S'il vous plaît?

   Mon ton un peu trop élevé pour la salle de lecture me vaut quelques regards de la part de gens assis à des tables ça et là, le nez plongé dans un bouquin. Mais mon ton n'est de toute évidence pas assez fort pour que monsieur réalise que je m'adresse à lui, donc je me lève et me dirige le plus rapidement possible vers la sortie avant que l'alarme ne se mette en route quand il franchira le seuil de la porte avec ses livres non scannés.

   Il s'arrête environ vingt centimètres avant que le système antivol ne se mette à biper. Ce n'est pas un «bip bip bip» très fort ou très agaçant, mais la dernière fois qu'il s'est mis en route, j'étais seule à l'accueil et ce machin n'a pas voulu se taire pendant dix bonnes minutes.

- Vous avez oublié d'emprunter vos livres, dis-je lorsqu'il se retourne pour voir qui a eu la terrible idée de venir l'interrompre dans son élan alors qu'il s'apprêtait à aller quelque part de très important.

   Ou en tout cas, c'est ce que son visage a l'air de dire. Il me dévisage pendant un long instant durant lequel je me demande quelle partie de la phrase «vous avez oublié d'emprunter vos livres» est difficile à comprendre.

- Quand vous souhaitez emprunter un document, il faut que vous l'ameniez à notre bureau pour que moi ou un de mes collègues puisse le scanner. (Pas de réaction.) Euh... est-ce que vous avez un compte chez nous? 

   Silence gênant, durant lequel je remarque qu'il ressemble un peu à une version barbue et plus âgée du prince Caspian dans Narnia. Et habillé comme si Caspian était une sorte de... vampire du 19ème siècle? 

- Je n'ai pas de compte chez vous, dit-il finalement.

- Et bien si vous voulez, on peut vous en créer un tout de suite. En cinq minutes vous aurez votre toute belle carte de bibliothèque et vous pourrez emprunter jusqu'à 20 livres et réserver jusqu'à 6 documents en même temps. C'est gratuit si vous habitez dans la ville, sinon c'est 30€ l'année.

   Après avoir réfléchi pendant un instant, il hoche la tête. Je me dirige vers mon bureau et me rassieds sur ma chaise à roulettes, puis lui fais signe de s'asseoir sur la vieille chaise située de l'autre côté du bureau. Il pose les trois livres qu'il avait sous le bras sur la table, mais reste debout.

- Voilà pour vous. (Je pose une feuille et un stylo devant lui.) J'ai oublié de le précisé, mais c'est aussi gratuit si vous rentrez dans une des catégories mentionnées en bas de la page - chômeur, personne en situation de handicap, etc. 

   Je pivote sur ma chaise et me baisse pour attraper sous le bureau le petit carton dans lequel se trouvent les nouvelles cartes de bibliothèque. Lorsque je me redresse, il a déjà fait glisser la feuille remplie vers moi.

   Et bien, ça c'était rapide. Je prends le papier et...

- Vous avez oublié de remplir... deux trois trucs, dis-je en remarquant que la moitié des cases sont restées vierges. Euh... nom, prénom?

- Je ne vais quand-même pas vous donner mon prénom, se défend-il comme si je venais de lui demander son groupe sanguin.

   D'accord, Caspian... mais bien sûr, c'était clair que ce genre de type complètement à côté de la plaque arrive au moment pile quand je suis seule au bureau! Au moins, j'aurais quelque chose à raconter aux autres plus tard.

- Il faut un prénom et un nom pour que je puisse vous inscrire dans la base de données. 

- Est-ce que tout cela est vraiment nécessaire?

   Pendant une fraction de seconde, j'ai cru qu'il allait s'énerver, mais il a plus l'air... non, pas amusé par la situation, plutôt intrigué. Comme si c'était la première fois de sa vie qu'il mettait les pieds dans une bibliothèque municipale.

- Je crains que oui.

   Il reprend la feuille, puis inscrit quelques lettres avant de me la tendre.

   Aleksander Kirigan. Et bien, ce n'était pas si compliqué que ça! Je vérifie que tout le reste est en ordre sur la feuille...

- Vous avez oublié de signer en bas.

   Il s'exécute, puis j'inscris son nom au marqueur noir sur la carte en plastique et la scanne à l'ordinateur. Ensuite, je prends les trois livres qu'il a failli kidnapper et les enregistre un par un. «L'histoire du mysticisme de l'Antiquité à nos jours», «L'alchimie au Moyen-Age» et «Magic Optimystic» d'Eric Antoine.

   Bon.

- Les livres sont à rendre pour le 3 octobre, mais vous pouvez les prolonger jusqu'à deux périodes de 30 jours depuis le site internet. (Il cale ses livres sous un bras le temps de faire disparaître la carte de bibliothèque dans une poche intérieure de son grand manteau noir.) Pour se connecter au site internet, il suffit que vous mettiez le numéro qui est écrit sur votre carte et que vous mettiez votre date de naissance en guise de mot de passe.

   Il hoche une fois la tête, puis se dirige vers la sortie. Au même instant, mon collègue Roger, le doyen des bibliothécaires, revient tranquillement de sa pause cigarette et se laisse tomber sur sa chaise.

- Tu as fait une inscription, Sankta? me demande-t-il en me voyant ranger la boîte des cartes neuves sous le bureau. Il restait des formulaires?

- Oui, j'en ai imprimé toute une pile ce matin que j'ai -

   Lorsque je fais pivoter mon siège de sorte à pouvoir montrer à Roger où j'ai rangé les feuilles que j'ai imprimées, je vois que ce Kirigan d'avant est toujours encore là et...

   ... et il me dévisage de nouveau comme si on venait de lui annoncer que la Terre était plate. Au moment où je m'apprête à détourner le regard et à faire comme si je n'avais rien vu, il s'approche du bureau et repose sa pile de livres sur le bord du bureau.

- Excusez-moi, mais est-ce que vous avez dit Sankta?

   Dans d'autres circonstances, cette question me serait probablement passée bien au dessus de la tête, mais c'est déjà la deuxième fois cette semaine que quelqu'un me demande exactement ça. Si mon nom de famille est effectivement Sankta.

   C'est Roger qui répond sur un ton méfiant.

- Pourquoi, qu'est-ce que vous lui voulez?

- Rien, rien du tout... (Pendant quelques secondes, il a l'air complètement perdu dans ses pensées, un léger sourire sur les lèvres.) Je connaissais quelqu'un qui portait également ce nom, c'est tout. Vous ne connaissez pas d'Alina, par hasard?

  Je secoue la tête. 

- Je m'en doutais, répond-il à voix basse en s'éloignant. Merci pour les livres.

* * *

(Pour les bienfaits de cette histoire, notre Eric Antoine est un humoriste/magicien dont la réputation est internationale et pas uniquement francophone)

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant