Sankta ─ SHADOW AND BONE

── Chapitre 23 : Charité du peuple.

   Nous marchons à pied jusqu'à Os Alta. Et c'est sacrément long.

   Et laborieux. 

   Pour une raison qui m'échappe - mais qui échappe également à Inej et Jesper, étant donné les questions qu'ils ont posés à notre leader auto-proclamé Kirigan -, nous n'avons pas loué de charrette ou de carrosse ou peu importe quel autre moyen de transport répandu à Ravka.

- Nous ne voulons pas attirer l'attention de qui que ce soit sur notre sainte, ou bien? a simplement soupiré le général pour ce qui devait être la trentième fois depuis le départ.

   Une fois de plus, mes connaissances de ce monde sont plutôt limitées, mais je devine sans difficulté que ce n'est pas sans rapport avec le fait que certaines personnes - les Fjerdans, mais également certaines figures politiques à Ravka même - ne sont pas les plus grands fans des Grishas. Et de ce que j'ai compris, la situation politique dans ce pays est...

   Précaire, pour le dire joliment. Pendant des siècles et des siècles, il y avait des familles royales non-Grisha - les Lanstov étant la dernière en date, me semble-t-il, sur le trône. Ils vivaient dans le Grand Palais et les Grishas, sous la direction de notre Caspian, au Petit. 

   Mais apparemment, il y a eu une sorte de coup d'état, où le susmentionné Caspian, général Kirigan a décidé que les Lanstov avaient régné bien assez longtemps. Lorsque c'est Inej qui raconte cette histoire, Caspian est un dictateur sans pitié qui n'a rien à envier à Staline. Quand Caspian m'en a parlé, il a une fois de plus présenté le tout de façon plus modérée : ce qu'il fait, il le fait pour le bien de Ravka - d'ailleurs, il ne s'est pas lui-même désigné comme roi, il se contente simplement de surveiller la nation en attendant que quelqu'un de compétent prenne le relais.

   Et quand on écoute Kaz Brekker, la situation politique de Ravka est une opportunité. Opportunité économique, cela va de soi, de laquelle il compte bien tirer les fils pour nouer de nouveaux liens commerciaux avec le continent. 

   Au bout de ce qui peuvent être tout aussi bien trois que six heures, nous sortons d'une énième forêt. Je marche tout à l'arrière du groupe, à quelques mètres de Kaz, dont la jambe à l'air de le faire sacrément souffrir. 

- Quels sont vos plans, maintenant que vous êtes ici?

   Sa question, posée à voix basse afin que les autres ne l'entendent pas, me prend au dépourvu.

   Quels sont mes plans? Prendre une douche dès que possible, pour commencer, afin de voir si mes chaussures ont bel et bien fusionné avec mes pieds ou non. Ensuite, manger jusqu'à épuisement. Et juste après, dormir pendant au moins 12 heures.

- Kirigan veut faire de vous une sainte, ajoute-t-il. Si vous restez avec lui au Petit Palais, c'est ce que vous allez devenir.

- Je ne vais rester nulle part, dis-je un peu à bout de souffle lorsque nous entamons une énième pente en montée. Maintenant que vous êtes tous arrivés à bon port, je vais essayer de me re-téléporter chez moi et ensuite, je ferais comme si rien de tout ça ne s'est jamais produit. 

   Cela sonne très naïf, je m'en rends moi-même compte. Je n'ai absolument rien contrôlé dans le voyage à l'aller ; les chances que j'arrive à faire en sorte que l'Ombre me renvoie à Londres sont...

   Non, ne pas penser à ça. Pas une bonne idée. Je n'étais même pas censée être là, déjà : d'une part, parce que c'était censée être un entraînement et, d'autre part, parce que je pensais que... je ne sais pas, que j'allais créer une sorte de portail d'Ombre comme dans les films, qu'ils allaient passer à travers et que moi, j'allais bien évidemment rester à Londres?

   Si j'avais su que j'allais être engloutie dans leur monde comme ça, je n'aurais très certainement pas été aussi encline à les aider - je veux bien être gentille, mais je ne suis pas la charité du peuple...

- Parce que vous pensez qu'il va vous laisser partir?

   C'est la première fois que j'entends une pointe de sarcasme dans sa voix. 

- Il...

- Il va faire de vous une deuxième Alina, m'interrompt-il. Sauf qu'il ne va pas commettre les mêmes erreurs que la première fois. 

- Ce qui veut dire?

   Kaz Brekker s'arrête. Il s'assure d'un coup d'œil que les autres n'ont rien remarqué, puis poursuit :

- Alina Starkov s'est échappée de sa cage, vivante. Croyez-moi, il ne fera pas la même erreur une seconde fois.

   Il me faut un moment pour comprendre ce qu'il vient de dire. 

- Il... (Je jette à mon tour un regard en direction de Caspian, menant la marche une dizaine de mètres plus loin.) Oh mon Dieu, vous pensez qu'il va me tuer? Dans le sens «soit elle est bien gentille et est d'accord pour faire de l'Ombre là et quand je lui dis, soit R.I.P. Maja Sankta?»? 

- Félicitations, vous comprenez vite, raille-t-il. 

   C'est... évidemment, je me doute bien que Caspian a une case en moins. Avec toute l'histoire du kidnapping, déjà - même s'il y tient plutôt le rôle de libérateur que de geôlier, il n'a pas l'air très nette dans cette histoire. Et c'est vrai qu'il a toujours été celui s'intéressant le plus à mes pouvoirs, et...

- Et qu'est-ce que je suis censée faire selon vous? je demande à Kaz un peu plus brusquement que prévu.

- Ketterdam est plutôt une belle ville à cette période de l'année, répond-il en se remettant en marche.

- Hm, dis-je en faisant de même. Et je suppose que vos intérêts à vous dans tout ça sont totalement neutres? (Du coin de l'oeil, je vois qu'il secoue la tête avec l'ombre d'un sourire.) Comme ça, vous vous servez de moi comme un moyen de pression pour négocier des meilleurs contrats commerciaux avec Ravka ou quelque chose de ce genre?

- Quelque chose de ce genre. 

   A l'avant, Inej s'est arrêtée, ayant visiblement remarqué que les deux retardataires que nous sommes sont à la ramasse. D'un mouvement de tête, Kaz lui fait comprendre que tout va bien et, après un mouvement d'hésitation, elle se remet en route en pestant après Milo lorsque celui-ci lui est dans les pattes.

- Un conseil, ajoute Kaz discrètement à mon attention : si vous comptez rentrer chez vous, faites-le le plus tôt possible. Ou je ne mets pas cher pour que vous revoyez votre Willem un jour.