Sankta ─ SHADOW AND BONE

── Chapitre 35 : Et elle s'évapore.

- Alors, est-ce que je peux savoir ce que vous faisiez à escalader le mur de l'immeuble jusqu'à ma chambre?

   Nina Zenik est entrée par la fenêtre - Willem a tenté de la convaincre de faire comme tout le monde et de passer par la porte d'entrée, mais elle s'est hissée par dessus bord, sous prétexte que «je n'ai pas grimpé tout ça pour rien». Matthias Helvar s'est montré plus sage et a opté pour le chemin des gens civilisés.

   Par chance, le reste de l'appartement est désert et aucun des voisins n'a semblé s'apercevoir de ce qu'il se tramait sous leur nez - ou ne se sont pas assez sentis concernés pour appeler la police. 

- On voulait juste te piquer un truc, explique une Nina qui s'est assise à la table de la cuisine comme si elle était chez elle. Vous n'étiez pas censés être là.

- Saints, soupire un Willem appuyé contre le plan de travail. Qu'est-ce que vous cherchiez? L'Amplificateur, ou bien? La corne de la chèvre?

   Personne ne répond, puis Nina finit par comprendre que leur silence est explicite à lui seul et hoche la tête. A sa droite, Matthias Helvar regarde un point imaginaire au loin. Malgré le fait qu'il porte des habits relativement normaux aujourd'hui - chemise blanche, pantalon noir et veste de la même couleur -, tout un chacun qui aurait déjà vu un soldat Fjerdan dans sa vie saurait immédiatement qu'il en est un. Droit comme un «i», on dirait un peu qu'il attend les ordres de la générale Nina avant de faire quoi que ce soit.

- Et qu'est-ce que vous comptiez faire avec un Amplificateur sans Ombre? (Je suis restée plantée dans l'entrée de la cuisine.) La corne ne vous aurait servi à rien.

- Ils voulaient s'en servir pour négocier, déduit Willem. Zenik a probablement compris, à juste titre, que tu ne l'aurais pas aidée à rentrer à Ravka, donc il leur fallait quelque chose pour faire pression. «On a la corne. Fais-nous traverser et on te la rend.»

   Willem a prononcé le tout sur un ton las, presque ennuyé. Il n'a jamais été la personne la plus joviale que je connaisse, mais s'attache toujours à être poli, patient, peu importe combien de fois il doit expliquer telle ou telle chose.

   Je ne sais pas s'il a brusquement changé ou s'il me paraît juste sous un tout autre jour depuis ce qu'il a commencé à me raconter juste avant.

- Vous n'aviez pas besoin de faire tout ça pour que je vous aide, dis-je après qu'un autre silence ait confirmé la théorie de Willem. Je l'aurais fait de toute façon.

   Willem traverse la cuisine jusqu'à attraper une petite bouteille d'eau qui se trouve sur le plan de travail juste à côté de moi. Au passage, il me lance un regard... déçu?

- Maja vous aidera, dit-il en refermant la bouteille sans me quitter des yeux. Mais pas aujourd'hui. Aujourd'hui... (Il se retourne vers eux, serrant ses mains entre elles.) vous veniez un peu d'interrompre un truc, là. 

- C'est vrai? insiste Matthias Helvar. Vous allez nous aider, Sankta? Malgré le fait que...

- Que vous et votre ami Zlatan m'aviez kidnappée? Vous avez de la chance que mon Ascendant soit Cancer et que je sois une bonne poire, monsieur Helvar. Et... (Je secoue mes doigts devant moi.) J'ai vu que vous aviez quelques babioles qui brillent sur vous. Je suis sûre qu'on parviendra à trouver un payement adéquat pour mes services.

   J'ai toujours encore les bijoux et pierres précieuses que Caspian m'avait données à Ravka - je n'ose qu'en vendre une par une, à chaque fois dans des petites boutiques différentes pour ne pas trop éveiller les soupçons. Pour l'instant, j'ai encaissée un peu plus de 1.500£ avec deux bagues seulement et tant qu'à faire, autant faire le meilleur de cette situation chaotique.

   De cette situation complètement chaotique. 

- Bien sûr, répond-il. Combien vous faut-il? J'ai une dague fjerdanne dont le manche est incrusté de -

- On verra tout cela demain, d'accord? l'interrompt Willem. Demain à 17 heures, vous pourrez sonner ici et on vous accueillera dans les règles de l'art. Mais maintenant...

   Il se place derrière eux pour les inciter à sortir d'ici. Nina Zenik pince les lèvres en m'interrogeant du regard et je lui réponds en hochant la tête. Les deux compatriotes de l'autre monde se lèvent - ou plutôt, deux des trois personnes présentes dans cette pièce qui sont nées dans un autre monde se lèvent et se dirigent vers la sortie.

- Pas besoin de nous montrer le chemin, précise Nina une fois dans le couloir. A force, je connais. 

   Mathias Helvar la suit. Elle bataille avec le double verrou de la porte d'entrée pendant un instant, puis ils disparaissent tous les deux sur le palier de la porte.

   Je referme la porte à double tour derrière eux. 

   Maintenant, il ne reste qu'une des trois personnes de l'autre monde dans l'appartement.

- Je t'en prie, continue, dis-je en allant m'asseoir sur une chaise dans la cuisine. Tu étais en train de me dire qu'on a seize ans d'écart, même si ça ne se voit pas parce que le temps ne s'écoule pas, points de suspension?

   Willem rapproche une autre chaise de la mienne, de sorte à s'asseoir à un petit mètre de moi. Je sais qu'au vu des circonstances, je ne devrais pas être friande de cette proximité, mais l'habitude fait que cela ne me dérange pas le moins du monde. Il pourrait me prendre sur ses genoux que je sais que je n'aurais pas le réflexe instinctif de trouver cela dérangeant non plus.

   Saints. J'ai envie de me coller des baffes. Je croise les jambes et m'adosse le plus possible contre le dossier de ma chaise. 

- Tu ne pourras pas aider Zenik et Helvar à rentrer chez eux, Maja.

   Il a prononcé le ton sur un ton neutre, distant. Il a le regard braqué sur la petite bouteille d'eau vide qu'il tient d'une main sur la table devant lui

- Pourquoi pas?

- Fais apparaître de l'Ombre. (J'hausse un sourcil, et il ajoute : ) Là, maintenant. Vas-y, essaye.

   Je soupire, puis finis par obtempérer. Je serre mes paumes, les sépare et...

   Absolument rien. Exactement comme avant, lorsqu'Alina Starkov avait prédit que je n'allais pas y arriver et qu'il s'est avéré que c'était vrai. J'avais mis ça sur le compte du stress, mais là...

   Je réessaye, plusieurs fois. 

   Rien. Willem attend que je finisse par abandonner pour reprendre la parole. 

- Encore une fois.

- Ca ne fonctionne pas. Vous me stressez tous, avec vos histoires de «tu n'y arriveras pas» - c'est clair que je ne vais pas y arriver dans des circonstances comme ça.

- Encore une fois, répète-t-il en jouant avec l'étiquette de la bouteille.

   Parce que je suis toujours encore Ascendant Cancer et une bonne poire, je m'exécute. Sauf que maintenant, ça fonctionne. Une petite sphère noire grandit entre mes mains. Elle grandit, jusqu'à ce que...

   Elle disparaît complètement d'un coup sec. Et avant que je n'ai le temps de me concentrer à nouveau pour la faire revenir, elle est de nouveau là -

   Et elle s'évapore. Elle revient, disparaît, revient - se multiplie en plusieurs petites sphères qui se divisent à chaque fois en deux jusqu'à ce qu'il y en ait des centaines ou des milliers, puis toutes disparaissent et reviennent sous forme d'un cube, d'un cône, d'une planète avec anneaux gravitationnels.

   Et plus rien.

- Tu n'as jamais eu d'Ombre, Maja. L'Ombre que tu croyais invoquer, c'était la mienne et je te la prêtais.