── Chapitre 33 : Droit de circulation.

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- Je suis ton Ombre, Maja.

   Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il vient de dire.

   Pas le temps d'entendre les mots qu'Alina et Malyen étaient en train de prononcer. 

   Pas le temps de me retourner pour voir son visage, dans l'espoir d'y lire quelque chose qui serait l'équivalent du «et non, ce n'était qu'une blague! Je t'ai bien eue, hein?».

   Car brusquement, je ne vois plus rien. Je tombe en arrière, ai l'impression de sortir de mon corps, un peu comme quand on traverse les mondes. A la différence que je sens toujours encore mes pieds fermement ancrés sur les graviers au sol, ce qui...

   L'obscurité m'enveloppe encore, mais je ne sens plus les graviers sous mes pieds. C'est plutôt comme si j'étais sur quelque chose de dur, comme du bois.

   Et là, je réalise que s'il fait nuit, c'est parce que j'ai les yeux fermés. J'ouvre les paupières.

- Qu'est-ce que...

   Je ne suis plus sur le terrain de jeu, entre balançoires et toboggan. Je suis dans une sorte de... grenier? Une pièce tout en bois - le dur sous mes pieds, c'est du plancher qui grince lorsque je fais un pas en arrière -, au plafond assez bas.

   Il pleut dehors - l'eau ruisselle contre une petite vitre. Seules quelques bougies illuminent l'endroit, disposées de part et d'autre sur un bureau qui constitue, avec un lit, les seules pièces d'ameublement de la pièce.

   Tout a l'air assez vieillot. Est-ce que j'ai fait un voyage vers Ravka sans m'en rendre compte? Je pivote sur moi-même, comme si quelqu'un - Willem allait apparaître de quelque part.

   Mais non, je suis seule. Et...

   Ce n'est pas la réalité. Quelque chose ici n'est pas réel. J'essaye de bouger mes bras : ils s'exécutent, mais avec une seconde de décalage, comme un décalage entre son et image sur les mauvais sites de streaming. Tout me paraît être au ralenti, en flou. Maintenant que je les regarde de plus près, les contours des meubles ne sont pas nets et semblent se confondre avec l'air. C'est...

- Tu vas bien?

   Je me retourne si rapidement que, pendant une fraction de seconde, je crois que je vais moi aussi fondre à travers la réalité. Willem se tient à deux mètres de là, les mains toujours encore dans les poches de son pantalon.

   C'est un pantalon de costume, le pantalon le plus formel que Willem a en sa possession. Il l'avait acheté il y a deux ans pour venir à ma cérémonie de fin d'études et je ne l'ai pas vu le porter souvent depuis. 

   Il devrait le porter plus souvent. Il lui va extrêmement bien.

- Où est-ce qu'on est?

   Ma langue est pâteuse. Je suis fatiguée, me sens lourde, exactement comme l'instant pile avant de s'endormir. 

- Nulle part. Partout, répond-il énigmatiquement. 

- Willem, je ne suis pas d'humeur à -

- Tu es dans ma mémoire. (Un sourire en coin se dessine sur son visage.) Réaliste, ou bien? Tu n'imagines pas à quel point c'est compliqué de se souvenir de chaque endroit, de chaque détail.

   Il s'approche d'un mur et toque deux fois contre, l'air pas peu fier de lui.

- Je ne suis pas dans ta mémoire.

- Ce n'est pas grave si tu ne me crois pas, dit-il en le pensant visiblement. L'important, c'est que tu saches pourquoi tu es là.

   J'hoche la tête au ralenti, puis me rends compte que je ne sais pas pourquoi je suis là.

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant