── Chapitre 8 : Armoire.

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    Si mon instinct de survie ne me l'interdirait pas, je serais déjà en train de me rapprocher d'Inej pour lui arracher le collier en tissus des mains. 

- Où est-ce que tu as trouvé ça?

   C'est à peine si je m'entends moi-même poser cette question et je doute qu'eux autres, vingt mètres plus loin qu'ils sont, en aient perçu le moindre mot. Mais je crois que l'expression sur mon visage doit parler pour moi.

- Ce n'est pas le tien, répond Inej en faisant quelques pas vers moi. Sur le mien - (Elle présente l'extrémité du collier à plat sur sa paume.) il y a écrit Sankta Lizabeta. Sankta Lizabetha, c'est...

- Comment tu sais que j'en ai un comme ça?

   Mon coeur résonne dans mes oreilles. J'ai la tête qui tourne. Je n'ai plus l'impression d'être encore enfermée sous ce saladier noir géant avec Inej, Jesper et Caspian - j'ai l'impression de flotter au milieu d'un... comme si j'étais dans un océan de coton. Et que mon cerveau avait été remplacé par du coton dans la même occasion.

- On l'a deviné. (C'est Jesper, resté au loin, qui a pris la parole.) De là où on vient, les parents qui croient aux saints offrent toujours ce genre de colliers à leurs nouveaux-nés, pour leur porter chance ou quelque chose comme ça.

- Il y a une Sankta Maja chez nous, enchaîne doucement Inej en continuant de venir lentement dans ma direction. Là où j'ai grandi, elle s'appelle Sankta Marya, mais les noms des saints changent souvent selon les régions.

   Une secte. C'est vraiment une secte. Je...

   Si tout ce qu'ils disent est vrai, je suis née dans une secte. Est-ce que ça veut dire que mes parents m'ont abandonnés après ma naissance pour me faire sortir de leur culte? Est-ce que c'est pour ça que je n'ai pas la moindre famille biologique où que ce soit? Parce que... parce qu'ils vivent dans une sorte de société parallèle au beau milieu du désert du Kentucky? Ce qui voudrait dire que eux savent...

- Quelqu'un pourrait s'il vous plaît me laisser sortir de là? (Je touche à tâtons la paroi du saladier derrière moi.) Là, je n'arrive vraiment pas à réfléchir et -

   Le saladier géant s'envole d'un coup de vent. Je dois plisser les yeux quelques secondes le temps que mes yeux s'habituent à nouveau à la lumière du Soleil.

   Rien n'a changé à l'extérieur. Nous sommes toujours encore à l'exact même endroit à Hyde Park. Inej et Jesper ont l'air tout aussi étonnés que moi de revoir le monde extérieur - ils se sont tournés vers Caspian comme si c'était lui qui avait été responsable de tout ça.

- Sankta Maja est la patronne de ceux qui sont loin de chez eux, annonce-t-il calmement en se tenant les mains derrière le dos. Je doute que quelqu'un ait un jour mieux porté son nom que toi.

- Où c'est, le... (Pendant une seconde, j'hésite à me rapprocher d'eux pour que les promeneurs ne commencent pas à se demander pourquoi on est tous aussi éparpillés que comme si on était en train de jouer une partie de volleyball sans balle, mais reste finalement sur place. Est-ce que les gens ont vu le saladier noir avant?) D'où est-ce que vous venez?

   D'où est-ce que je viens? 

- De quelque part où les gens ne mélangent pas café et lait, marmonne Jesper. Et où les bières sont meilleures.

   J'attends quelques instants, mais personne n'a de meilleure réponse à proposer que Jesper. Lui et Inej ont l'air de débattre en silence, tandis que Caspian se contente de me regarder avec un petit sourire satisfait. 

- Ketterdam, articule finalement Jesper en brisant le silence. Enfin - techniquement, je viens de Novyi Zem et Inej de Ravka-Ouest, mais Ketterdam, c'est notre ville de cœur. Et lui... (Il tourne la tête vers Caspian et croise les bras devant lui, un air ironique sur le visage.) tiens, Kirigan, et si tu en profitais un peu pour nous dire d'où tu viens, précisément? Les entrailles de l'enfer? Quelque part où le seul café qu'on sert, c'est avec du lait? C'est pour ça que tu es devenu comme ça, à cause du lait? Je ne juge pas - honnêtement, si j'avais dû grandir quelque part où le seul café disponible était fabriqué avec du lait, je crois que j'aurais aussi...

- C'est dans quel pays, tout ça? je demande en coupant court à sa tirade. Et je ne parle pas de vos pays imaginaires, je parle de vraiment, sur une carte, c'est à dire des endroits que je peux trouver en cherchant sur Google Maps.

- Tu ne nous trouveras pas sur une carte, intervient Caspian d'un air tout aussi peu perturbé qu'avant. On... vient du monde que monsieur Fahey vient de présenter d'une façon tout aussi sommaire qu'archaïque. 

- Où est-ce monde, concrètement? (Je sors mon portable de la poche arrière de mon jean, prête à taper tout ce qu'ils viennent de dire dans un moteur de recherche.) Si je n'ai pas de réponse concrète d'ici cinq secondes, je me casse d'ici et il faudra plus qu'un saladier sorti de nulle part pour m'en empêcher.

   Je doute complètement de la véracité de mon propos, mais je ne trouve rien d'autre à dire. Rien d'autre à part : est-ce que quelqu'un voudrait enfin m'expliquer pourquoi il existe une autre version de mon collier Sankta Maja, et où est-ce que vous l'avez trouvé? 

- Tu connais l'histoire de Narnia.

   Ce n'est pas une question que Caspian vient de poser. C'est une affirmation.

- Au début, enchaîne-t-il en faisait signe à Jesper de se taire avant même qu'il n'ait le temps d'ouvrir la bouche, les enfants Pevensie sont chez eux. Ils ne se doutent pas un seul instant qu'un autre monde existe, qu'un autre monde les attend au fond d'une armoire. (J'ai envie de détourner les yeux et dois me faire violence pour ne pas le faire.) Jusqu'au jour où ils traversent l'armoire et qu'ils découvrent Narnia. 

- De quoi est-ce qu'on est en train de parler? intervient finalement Jesper. Qui est Narnia? 

   Je crois que je vois où Caspian veut en venir, même si... Même si c'est absolument impossible. Il y a une bonne raison au fait que Narnia, ça n'existe qu'en livre ou en film : ça n'existe pas...

   Et les saladiers noirs géants, ça existe peut-être, ça?

- Tu devrais rentrer chez toi, dit Caspian en ignorant la question de Jesper et le regard interloqué d'Inej. Il va bientôt pleuvoir. 

- Euh - (Jesper me regarde successivement moi, puis Caspian.) Kirigan, je suis le premier à mettre en cause le fait que tu n'aies pas toutes les cases en place dans ta tête, mais je ne suis pas sûr que le fait de laisser partir notre Sankta va nous aider à...

- Rentre chez toi avant la pluie, Maja. (Son sourire s'étire si imperceptiblement que j'ai tout aussi bien pu simplement m'être imaginé ce détail.) Vas-y.

   Bizarrement, j'ai l'impression d'être davantage emprisonnée maintenant, lorsqu'il me dit de partir, qu'avant sous le saladier noir. Je mets les mains dans les poches de ma veste et m'éloigne en marchant le plus rapidement possible sans demander mon reste.


Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant