Sankta ─ SHADOW AND BONE

── Chapitre 43 : Sankta Vasilka.

   Ce que j'ai oublié de réaliser, lorsque Willem est parti beaucoup trop facilement hier, c'est que c'est grâce à lui qu'on a tous réussi à traverser les mondes en premier lieu.

   Sans Willem, pas de retour à Londres pour ma part.

   Lorsque je m'en suis rendue compte, j'étais assise à la grande table de la salle à manger autour de laquelle Caspian nous avait tous réunis - les Crows, ma propre personne, mais également Nina. Helvar avait aussi été invité, mais prendre son repas dans les écuries lui a visiblement semblé être une meilleure option que de dîner à la table de Grishas, et...

   Oui, Willem, donc. Sans Willem, pas de Londres. D'un coup, mon cerveau s'est enclenché, et j'en ai immédiatement fait part aux autres. Jesper a marmonné un « et merde », mais le reste de l'assemblée est restée silencieuse. J'ai senti leurs regards un peu remplis de pitié se poser sur moi.

- Tant que nous ne savons pas ce que Van Eck mijote, a commencé Caspian, il vaut mieux que vous restiez à Os Alta de toute façon, Sankta.

- Et Willem n'est pas ta seule carte de sortie, a enchaîné Inej tout en tordant nerveusement le bas de sa tresse entre ses doigts. Alina Starkov est aussi capable de traverser les mondes.

- J'ai envoyé mes meilleurs Grishas à sa recherche. (Le Darkling a marqué une pause, comme s'il s'attendait à ce que quelqu'un lui dise de laisser Alina tranquille une fois pour toute.) Ils la trouveront.

   En attendant, je n'ai qu'à prier qu'il dise vrai. 

   Cela fait cinq jours que je suis à Ravka ; cinq jours depuis que quiconque n'ait aperçu Willem pour la dernière fois. Cinq jours où j'attends patiemment que l'Invocatrice de Lumière fasse son apparition.

   J'ai passé la majeure partie de ces cinq journées à ne rien faire de bien productif. Nina et Helvar ont quitté la capitale avant-hier - elle, en direction de Ketterdam, lui, vers Fjerda. Les Crows sont quant à eux toujours encore là : Kaz a, selon les dires de ses camarades, encore des affaires à terminer à Ravka. Etant donné que ces affaires semblent être trop privées pour que Jesper et Inej soient de la partie, ces deux là me tiennent compagnie dans la sorte de salle d'attente temporelle dans laquelle je me trouve.

   Pour nous occuper, Inej a proposé que nous allions explorer les bibliothèques du Petit Palais à propos de la prophétie dont parlait Mme Carp / Baghra l'autre jour (Elle non plus, je ne l'ai pas vue depuis. S'est-elle enfuie avec Willem, ou est-elle simplement dans sa maison de Teletubbies sous la terre?). La prophétie en question tient en trois phrases, que Baghra a d'abord prononcées en ancien Ravkan de sorte à ce que personne à part ses fils ne l'aient comprise. Le Darkling l'a traduite pour nous, commun des mortels :

   Sous les 180 coups des loups,

   Les deux horizons deviennent un,

   Et les trouvés seront perdus 36.000.

   Ou en tout cas, voilà le mieux qu'il a réussi à faire. Il s'agit d'un petit texte écrit sur un morceau de cuir qui a, selon la légende, été trouvé dans le cercueil de Sankta Vasilka, lorsque ce dernier a été vandalisé par des hérétiques. Le cuir se serait mis à briller comme 36 Soleils - les mots de la légende, pas les miens - et les hérétiques seraient morts sur le coup. 

   Caspian nous a expliqué que cela faisait plusieurs décennies que Baghra s'intéressait plus particulièrement aux vies des Saints. Elle était visiblement arrivée à la conclusion que la partie « les deux horizons en deviennent un » correspondait aux deux mondes, le leur et le mien.

- Les loups, ce sont peut-être les Fjerdans, propose Jesper.

   Nous sommes tous les trois assis autour d'une dizaine d'ouvrages ouverts sur une énorme table en chêne de la bibliothèque royale. A part quelques érudits vêtus de sortes de capes à capuches qui font très mystérieux, l'endroit est désert.

- Je ne sais pas, soupire Inej. Ce n'est pas leur emblème, et les loups, on en trouve de Ravka à Novy Zem, tout en passant par Shu Han...

- Mais instinctivement, poursuit-il, quand je vous dit « loup », vous pensez à qui? A moi, au Darkling, à Kaz ou à Helvar? Moi je dis que les loups, ce sont les fjerdans.

- Pourquoi pas, dis-je en continuant de feuilleter une sorte d'encyclopédie des Saints illustrée. Mais cela ne nous dit pas ce qu'ils frappent 180 fois. Ni pourquoi il y a 36.000 qui flotte bizarrement à la fin de la dernière ligne. Ni...

   Pour l'instant, nous nageons à travers cette prophétie comme à travers du pudding - c'est à dire absolument pas. Ces 48 dernières heures, j'ai probablement passé plus de temps à lire que pendant les six derniers mois, mais nous n'arrivons à rien. Des suppositions, des hypothèses, mais rien de concret qui pourrait expliquer pourquoi il y a deux mondes, ni pourquoi certains individus triés sur le volet sont capables de les traverser. 

- Et sur la vie de Sankta Vasilka, reprend Jesper en se balançant en arrière sur sa chaise, tu n'as rien trouvé de plus, Maj?

- Rien qu'Inej ne savait pas déjà. (J'ouvre le livre que j'ai sous les yeux à la page où j'avais laissé un marque-page.) D'après la légende, elle habitait seule dans une haute tour on ne sait trop où. Elle tissait des sortes de tapisseries, qui devaient être assez belles puisqu'un jour, un sorte de Flynn Rider méchant arrive dans sa tour, soi disant pour l'épouser mais en fait, il voulait juste savoir comment elle faisait ses tapisseries pour pouvoir faire pareil et se faire un maximum de cash. Mais Vasilka ne lui révèle rien, alors Dark Flynn finit par l'épouser pour de vrai en pensant qu'en étant son épouse, elle serait obligée de lui dire son secret. Bien sûr, notre Vasilka ne veut pas épouser Flynn. Mais Flynn n'est pas né de la dernière pluie et lui dit « soit on se marie, soit je te jette par la fenêtre de la tour ». Et là, Vasilka lui dit « j'crois pas, non » et saute elle-même par la fenêtre avant que Flynn ne le fasse. Sauf qu'au lieu de s'écraser en bas comme une crêpe, elle avait prévu son coup à l'avance et avait cousu des sortes d'ailes en tissus qui lui ont permis de s'envoler. De là, elle devient la patronne des femmes qui ne sont pas encore mariées.

- J'aurais difficilement pu mieux le dire, commente Inej avec un léger sourire. J'ai toujours aimé Sankta Vasilka. 

- Elle a l'air sympa, dis-je en confirmant. Mais ce que je trouve particulièrement intéressant, avec cette histoire, c'est qu'on dirait à nouveau qu'elle a été copiée, avec de légères modifications, d'un conte de fée très répandu chez moi, où il y a aussi une jeune femme qui est enfermée dans une tour et qui fait de la tapisserie. On en parlait justement avec Caspian : Roméo et Juliette, par exemple, l'histoire est quasiment la même, à quelques exceptions géographiques près, à Os Alta qu'à Londres. 

   Jesper fronce les sourcils, visiblement concentré.

- Les loups de la prophétie, ce sont peut-être ceux qui sont capables, comme Willem et Alina, de traverser? Ce sont peut-être les gens comme eux qui ont ramené, volontairement ou involontairement, certaines de ces histoires d'un endroit à l'autre?

- Mais dans quel sens se fait le transfert? je poursuis. Est-ce que les échanges vont dans les deux sens - si ça se trouve, Roméo et Juliette, ça vient de mon monde, et Raiponce à la base, du vôtre? Ou bien est-ce qu'un des deux mondes serait une sorte de copie bizarre de l'autre? 

   Bien sûr, aucun de nous n'a de réponse à ces questions. 

   Et comme si cela ne suffisait pas, Inej a, quelques minutes plus tard, une révélation qui ne m'avait même pas traversé l'esprit :

- A votre avis, que se passerait-il si des personnes mal intentionnées, ou même simplement des dirigeants d'un monde ou de l'autre apprennent l'existence de l'autre endroit?