── Chapitre 29 : Minecraft.

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   La bonne nouvelle : les finances du Colne Valley Regional Park ne leur permettent pas de payer des surveillants qui patrouilleraient le parc la nuit. Ainsi, je n'ai dû expliquer à personne pourquoi je venais d'apparaître de nulle part habillée telle un paysan du siècle dernier.

   La mauvaise nouvelle : personne pour me montrer le chemin pour sortir du parc au beau milieu de la nuit.

   L'autre bonne nouvelle : par je ne sais quel miracle, la chance était de mon côté et la pleine lune me permettait d'y voir un peu quelque chose quand-même.

   La conséquence heureuse de l'autre bonne nouvelle : de ce fait, j'ai pu m'orienter grâce aux petits panneaux qui sont répartis dans le parc et trouver la sortie relativement facilement. (Même si j'ai cru que j'allais mourir de peur dès que j'entendais le moindre bruit quelque part. En y repensant, je ne sais même pas comment j'ai fait pour ne pas paniquer plus que ça - j'avais probablement épuisé mon stock de panique il y a bien longtemps avec cette histoire de voyages.)

   Une conséquence négative de mon voyage inter-mondes : mon portable n'a pas survécu et ne m'est d'aucune utilité pour appeler quelqu'un (Willem) pour venir me récupérer sur le parking en graviers désert à l'entrée du parc.

   Je m'étais donc préparée psychologiquement à attendre le lever du jour, assise sur le perron de la porte de la petite cabane où ils vendent les tickets pour le parc. Ce que j'allais exactement dire aux employés pour leur expliquer leur présence, ça, je ne l'avais pas encore décidé, mais j'ai eu jusqu'au lever du Soleil pour inventer quelque chose.

   Lorsqu'une jeune femme rousse d'à peu près mon âge vêtue d'un t-shirt vert à l'effigie du parc est apparue pour faire l'ouverture, j'ai déblatéré une histoire de covoiturage malfamé duquel j'ai dû m'extirper au milieu de la nuit. L'employée m'a immédiatement prêté son portable pour que je puisse appeler mon copain - c'est comme ça que j'ai décrit Willem, que ça lui plaise ou non -, et m'a demandé une bonne vingtaine de fois si j'étais vraiment certaine de ne pas avoir besoin d'une ambulance ou de la police.

- Je crois qu'il arrive, a annoncé Kristen - son prénom, comme elle me l'a expliqué plus tard - au moment où la petite Clio bleu foncée de Mme Carp est apparue sur le parking. 

   Et quelques secondes plus tard, Willem sort de la Carp-mobile sans prendre la peine de refermer la portière derrière lui, manquant presque de glisser sur les graviers en se dirigeant dans ma direction. Je l'imite, me levant de la marche en bois sur laquelle j'étais assise tout en ignorant les fourmis que j'ai dans une jambe et qui me donnent l'impression de ne pas contrôler mon pied gauche. 

- Tu m'as fait une de ces peurs, murmure-t-il dans le creux de mon cou au moment où je passe mes bras autour de sa taille. (Il me colle un, deux, cinq, baisers sur le front, sur le haut de mon crâne, tout en prenant mon visage en coupe entre ses mains.) J'ai cru que tu n'allais jamais rentrer - mon Dieu, quand vous avez tous disparus dans la clairière, c'était...

- Ce n'était pas toi, l'amplificateur, dis-je à voix basse en ignorant la présence de la pauvre Kristen à quelques mètres de là. C'était la chèvre - c'est pour ça que tu n'es pas parti, je pense.

- La chèvre - (Willem cligne des yeux à plusieurs reprises et je devine qu'il n'en a actuellement strictement rien à faire de toutes les chèvres du monde.) -, la chèvre, oui. La chèvre. (Il recule d'un demi-pas et caresse mes joues avec ses pouces.) Oh, Maja. Tu n'imagines même pas la peur que tu m'as faite - crois-moi, la prochaine fois que quelqu'un débarque et me dit «mon gars, je t'emprunte ta copine pendant quelques heures, juste le temps qu'elle fabrique un portail pour m'emmener à Grisha-City» ou je sais pas quoi, je...

   Je n'entends même pas la fin de sa phrase tant suis-je en blocage sur le mot «copine». Oh, qu'est-ce que je suis niaise, de nouveau! Tant pis. Tant mieux. 

- Qu'est-ce que tu as dit à Mme Carp? je le demande une fois qu'il a fini de dire peu importe ce qu'il vient de dire.

   Je ne suis partie que deux jours - si le temps s'écoule de la même façon ici que là bas -, mais j'ai loupé un samedi où j'avais promis à Mme Carp de passer à la maison. Et s'il y a quelque chose que Mme Carp ne supporte pas, c'est que l'on ne la prévienne pas de changements dans son emploi du temps.

- Que tu te sentais pas bien. Elle a voulu t'appeler, mais j'ai réussi à négocier le coup et à la convaincre que tu n'étais même pas assez bien en forme pour ça. Si elle te pose la question, oui, j'ai fait en sorte que tu manges quelque chose à chaque repas et oui, tu as bien avalé tous les comprimés homéopathiques qu'elle m'a donné pour que je te les rapporte.

- Et comme d'habitude, dis-je en complétant son histoire, les comprimés orange ont tellement un goût de plastique que je n'en ai que pris un sur les trois.

- Parfait, comme ça elle pourra te remonter les bretelles à cause de ça et ça fera dévier le sujet de... (Il fait un vague geste de la main.) Peu importe quels doutes elle pourrait avoir par rapport à tout ça. Ce n'est pas comme si elle allait deviner quoi que ce soit, de toute façon.

   Ca, c'est certain. 

   Me souvenant de la présence de Kristen, je me retourne pour la remercier avant que nous nous mettions en route et la vois assise de dos à l'intérieur de la cabane. Comme si elle avait senti deux regards sur elle, elle fait demi-tour sur sa chaise et lève un pouce au ciel avec un regard interrogateur - je lui rends le pouce -, puis elle fait un salut de la main que j'imite également.

   * * *

   J'ai dormi pendant l'intégralité du trajet en voiture. Juste avant que je perde conscience, j'avais la main de Willem sur la cuisse et lorsque je me réveille au moment où il stationne à côté du trottoir, elle y est toujours encore.

   Une fois à l'appartement, le schéma se répète : lorsque je sors de la douche, je me dirige immédiatement vers mon lit pour rattraper les mille heures de sommeil que j'ai en retard. Willem s'assied juste à côté de moi sur le sol, le dos contre le radiateur. Je m'apprête à lui dire qu'il n'a pas besoin de rester ici - je sais d'expérience que le radiateur est très inconfortable -, mais reste finalement muette. Je ne vais certainement pas me plaindre de sa présence après tout ça.

   La première chose que je vois quand je me réveille, c'est lui, le regard rivé sur l'écran de son portable tenu en mode paysage. Il a mis des écouteurs et avec le reflet, je n'arrive pas à voir ce qu'il regarde. Probablement quelque chose sur YouTube - du Minecraft, peut-être. Il ne l'avoue pas au premier venu, mais il est toujours aussi fan de Minecraft que quand il avait treize ans. 

   Je ne fais pas de bruit pour ne pas qu'il remarque que je ne dors plus. De temps à autres, je l'entends sourire face à quelque chose de la vidéo.

   Et à cet instant, j'ai l'impression d'être enfin à la maison. Pas seulement par rapport à ce qui vient de se passer avec Ravka, mais de manière générale. 


Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant