─ ALEKSANDER.

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- Au revoir, Sankta.

   Aleksander Morozova savait que sa Sankta allait finir par partir, un jour ou l'autre. Tout le monde part, un jour ou l'autre.

   Il ne s'attendait cependant pas à ce que cela arrive aussi tôt.

   Tandis qu'Alina Starkov utilise de sa Lumière pour le ramener à Ravka, il sent un vide dans sa cage thoracique - un vide presque aussi âgé que lui ; un vide que certaines personnes, comme Alina ou Sankta, ont réussi à combler pendant quelques temps.

   Mais pour l'une comme pour l'autre, pas pour toujours. 

   Tandis qu'Alina Starkov utilise de sa Lumière pour le ramener à Ravka, il repense à la première fois où il a vu Sankta, dans la bibliothèque où elle travaillait. Il repense à la fierté qu'il a ressenti quand ils ont tous crus qu'elle pouvait invoquer l'Ombre ; à la déception qui l'a traversé quand il s'est avéré qu'elle n'avait pas une goutte de sang Grisha.

   Tandis qu'Alina Starkov utilise de sa Lumière pour le ramener à Ravka, il est aveuglé par les pouvoirs de l'Invocatrice. Il sent la Lumière rayonner comme des milliers de petites aiguilles contre son visage, ses mains, son bras -

   Son bras? Non, ce ne sont pas des aiguilles qui perforent son bras, c'est...

   Ils débarquent en fracas au Petit Palais, au beau milieu de la salle de trône.

   Le Darkling tombe violemment sur le sol en marbre - pas à cause de l'atterissage, mais parce que quelque chose - quelqu'un - est accroché à son bras.

- Sankta? s'étonne une Alina qui est, quand à elle, bien debout. Qu'est-ce que vous faites ici? Je croyais que ce monde, c'était fini pour vous.

   Tout en se relevant, le Dakling tend une main à Sankta pour l'aider ; elle l'ignore.

- Finalement, je préfère dire au revoir à tout le monde en personne, dit-elle simplement en lissant le haut de son pantalon. 

   Aleksander se mord la langue. Pendant une fraction de seconde, il avait eu l'espoir naïf que c'était pour lui qu'elle était revenue, pas pour Fahey et ses larbins acolytes. 

   Alina répond par un faible sourire.

- Prenez votre temps - je vais en profiter pour récupérer quelques babioles ravkanes.

- Je me dépêche, promet Sankta tout en se dirigeant vers le couloir comme si elle était chez elle.

   Ce qui aurait pu être le cas - elle aurait pu être chez elle, au Petit Palais. Dans une autre vie, peut-être.

   Mais elle n'a pas besoin de franchir les grandes portes battantes ouvertes qu'un bêlement de chevre se fait entendre. L'instant d'après, un chèvreau bien connu entre en trottant dans la salle de trône du Petit Palais.

   Une chèvre, dans son Palais. On aura tout vu.

- Coucou, toi... (Sankta se baisse pour caresser l'animal, qui se désintéresse rapidement d'elle au profit du tapis qu'il se met à mâchouiller.) Ce n'est pas de l'herbe, je crois, mais bon appétit.

- Je vous avais dit que j'avais vu quelque chose! s'exclame Fahey en entrant dans la salle, Brekker et Ghafa sur les talons. Ah, Starkov - la grande explosion blanche juste avant, c'était toi, je suppose?

- Coupable, avoue Alina. Je venais simplement remettre le Darkling là où je l'avais trouvé.

- Ah, tu es à la recherche des entrailles de l'enfer, alors? (Fahey secoue la tête.) Mauvaise adresse, dans ce cas.

- Où est-ce que vous étiez passés? demande Ghafa, qui est visiblement la seule à avoir le sens des priorités. On t'a cherché partout, Maja - on pense qu'on a une nouvelle piste en ce qui concerne la prophétie -, mais tu n'étais nulle part...

   En quelques phrases, Sankta leur explique que c'est Van Eck qui les a transportés tous les deux jusqu'à Buckingham Palace. Et elle n'oublie pas de préciser que quelques années semblent s'être écoulées dans l'autre monde entre temps.

- ... mais vous n'avez pas l'air trop surpris par ça, commente Sankta au trio. Pourquoi est-ce que vous n'avez pas trop l'air surpris par ça?

- Tu te souviens de la légende de Sankta Vasilka? demande Inej Ghafa. La Sainte qui a passé une grande partie de sa vie à tisser des tapisseries enfermée dans une tour? Et bien on est tombés sur une autre version de l'histoire, beaucoup plus sombre que la première.

- Beaucoup plus sombre, insiste Fahey sur un air théâtral qui donne au Darkling envie de lever les yeux au ciel. A la fin, quand elle saute de la tour pour s'enfuir, elle ne s'envole pas avec des ailes qu'elle a cousues, mais s'écrase comme une crêpe au sol. (Il secoue la tête.) Mais ce n'est pas ça, la partie qui nous intéresse - ce qui nous intéresse, c'est que dans le texte qu'on avait lu en ravkan, on pensait que c'étaient des tapisseries qu'elle cousait, parce que c'était ce qui paraissait faire le plus de sens - bon, je suppose qu'elle aurait théoriquement aussi pu coudre des pantalons ou des chaussettes, mais pour une légende, ça ne fait pas très légende, et -

- C'est le temps, qu'elle cout, intervient Brekker en coupant court. 

   Une demi-douzaine de paires de sourcils s'haussent dans la salle du trône du Petit Palais. Si la chèvre aurait pu, elle l'aurait aussi fait.

- Le temps? répète Alina. Comment peut-on coudre le temps?

- Aucune idée, répond Fahey. Mais ce dont on a une idée, en revanche -

- Une théorie, plutôt, nuance Ghafa.

- Une hypothèse qui n'est pas démontrée, tranche Brekker.

- Dans la légende, reprend-il en jetant un regard noir à ses collègues, un homme vient trouver Vasilka et veut la forcer à l'épouser pour qu'il puisse, je cite, avoir ses talents de tapisseuse. Or si c'est bien du temps dont il s'agit, on est donc face à quelqu'un qui veut voler à notre Vasilka ses pouvoirs qui lui permettent de créer du temps. Et notre théorie-hypothèse, c'est que cet homme, ce n'est nul autre que Willem Van Eck.

   Mais bien sûr, il ne manquait plus que ça!

   Non seulement le Darkling se retrouve avec un demi-frère capable de maîtriser tous les pouvoirs Grishas, Ombre comprise, mais en plus, il sait broder le temps - peu importe en quoi cela consiste concrètement?  

- Et si tu dis que le temps s'est bizarrement écoulé dans l'autre monde... commence Inej.

- ...alors Willem a réussi? hasarde Sankta. 

- Alors Willem Van Eck est mille fois plus dangereux que ce que l'on pensait, ajoute froidement Kaz Brekker.

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant