─ MILO.

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   Etant donné qu'il est une chèvre, Milo n'a pas la notion du temps. Il ne saurait ainsi pas dire de combien d'années il est âgé, mais s'il y remettait les pieds - ou plutôt, les sabots - les paysages aux alentours de Novokribirsk lui paraîtraient peut-être familiers.

   Car c'est dans une ferme à une dizaine de kilomètres de cette ville à Ravka-Ouest qu'il est né. Il n'a pas connu son père, mais cela ne l'a pas empêché de trouver que les premiers mois de son existence étaient plutôt agréables. Contrairement à ce qui est fréquemment le cas dans les fermes, il n'a pas été séparé de sa mère trop jeune et a pu profiter d'une enfance plutôt agréable dans un pré avec une douzaine d'autres chevreaux qui, comme lui, n'aimaient rien de plus au monde que de retrouver leurs mamans respectives après une journée passer à gambader et à chahuter avec ses amis dans les hautes herbes.

   Mais son bonheur ne fut que de courte durée. Un beau jour, un homme humain est venu le séparer des autres. Milo ne comprenait pas pourquoi on le séparait de sa mère, ni pourquoi il était le seul de ses camarades à devoir partir.

   Car c'est ce qui s'est produit : l'homme humain l'a attaché au bout d'une corde et emmené avec lui. Ils ont marché, marché et marché, tant marché que les petits sabots de Milo n'arrivaient presque plus à faire un pas devant l'autre. De temps en temps, son geôlier s'arrêtait et lui laissait du mou dans la corde pour qu'il puisse s'abreuver à un ruisseau ou brouter quelques touffes d'herbe.

   Finalement, leur voyage les a amenés dans une ville s'appelant Novokribirsk, même si Milo, étant une chèvre, n'est certainement pas conscient du nom de l'endroit. De toute son existence de chevreau, il n'avait jamais vu plus de trois humains en même temps et, étant une chèvre, ne s'était jamais imaginé que quelque chose d'autre que les trois humains, la prairie et les autres animaux de son troupeau existaient.

   Mais c'est indéniablement le cas. En moins d'une heure, Milo a vu des choses qu'il ne supposait même pas exister : des maisons par centaines, des chevaux, des humains, un marché où étaient présentés des légumes qu'il ne connaissait pas, mais dont son instinct lui indiquait que, s'il arrivait à tirer assez sur sa corde, étaient des choses qu'il aurait pu manger sans danger. L'homme humain ne l'a toutefois pas laissé faire et a continué de traverser la foule, traînant le pauvre Milo derrière lui comme un objet inanimé. 

   Quand il n'était qu'un bébé, Milo était déjà le chevreau le plus courageux du troupeau. Lorsqu'un hibou s'est une fois approché du grand chêne, c'est lui qui a osé s'en approcher le plus près. Parfois, quand il avait beaucoup plu et que l'eau de la rivière était très haute, les autres en restaient loin, mais lui n'hésitait pas à tremper le bout du nez pour se rafraîchir en été.

   Heureusement que Milo est un chevreau qui n'a peur de rien, car il lui en a fallu du courage pour affronter Novokribirsk. 

   Au bout d'un certain temps, l'homme humain s'est arrêté. Quelque temps après, Milo a été vendu à un autre homme humain contre une petite somme monétaire et son premier propriétaire est pari. Milo ne l'appréciait pas particulièrement - il l'a trop souvent empêché de mâchouiller quelques brins d'herbe pour cela -, mais n'était pas certain d'être enchanté à l'idée de se retrouver avec un autre inconnu.

- Viens, lui a-t-il dit en tirant un peu sur la corde pour le faire avancer.

   Mais Milo n'avait pas envie d'avancer. Ses sabots lui faisaient mal et il avait l'estomac vide depuis des longues heures.

   Au moment où la corde sur son cou le dérangeait trop pour qu'il s'obstine à rester sur place, le chevreau a finalement décidé de coopérer. A cet instant, l'homme humain s'est accroupi devant lui en prenant appui sur une sorte de bâton. Il n'avait pas l'air très stabile sur ses deux pattes, ce que Milo a mis sur le fait que cela devait être certainement moins facile d'explorer le monde sur deux jambes plutôt que sur deux.

   L'homme humain l'a regardé dans les yeux, puis a soulevé Milo d'un bras comme s'il ne pesait pas plus qu'un sac de pommes de terre. Le chevreau n'a pas compris ce qu'il se passait et son premier réflexe a été de se débattre, puis il a compris que cela lui évitait de poser ses petits sabots sur le sol et a décidé de se laisser tranquillement porter. 

   Le voyage à travers la ville lui a été beaucoup plus agréable de cette façon là. Non seulement il n'avait pas besoin de faire le moindre effort physique, mais en plus, sa position en altitude lui a permis de voir le monde - littéralement - sous un nouvel angle. Vu d'en haut, les rayonnages des marchés avaient l'air beaucoup plus appétissants.

- J'ai la chèvre.

   Bien sûr, Milo n'a pas compris ce que son porteur disait. En face d'eux se tenait un autre homme humain, qui avait quelque chose nommé carotte dans les mains et qui deviendra rapidement l'un des mets favoris de Milo. Le chevreau a été posé au sol, puis l'inconnu - Milo n'apprendra que bien plus tard que le son «Jesper» désigne ce dernier - lui a tendu la carotte. 

   A cet instant, Milo a décidé que Jesper était désormais son homme humain préféré. 

Sankta ─ SHADOW AND BONEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant